Enfin ! J’attendais ce genre de chorégraphe depuis le début du festival Tanz im August. Une heure de spectacle qui mérite VRAIMENT le détour. Des artistes qui emballent par leur danse, LA VRAIE : spontanée, engagée, sophistiquée. Avec Pavement, Kyle Abraham (qualifié par certains d’« Étoile montante de la scène new-yorkaise ») et sa compagnie Abraham.In.Motion nous transportent dans un univers foisonnant d’émotions et d’énergies, où les danseurs, agresseurs ou victimes, scénarisent l’essence (et la dureté !) de l’existence.
Pavement (dont la première remonte à novembre 2012 au Harlem Stage Gatehouse) raconte l’histoire de sept jeunes (six hommes et une femme) qui se croisent et se confrontent sur un terrain de basket (notez la référence à West Side Story !). Ils sont issus de quartiers traditionnellement noirs de Pittsburgh (dont Abraham est originaire), Homewood et Hill District, qui ont connu leurs moments de gloire dans les années 50, alors qu’Ella Fitzgerald et Duke Ellington y remplissaient des salles de concert… Puis, les guerres de gangs, la drogue, le sida, la pauvreté et les brutalités policières ont gagné du terrain. À l’heure d’une malheureuse recrudescence de meurtres commis sur des citoyens noirs par la police américaine (blanche), la pièce de Kyle Abraham résonne d’activisme. Ses sources : le film Boyz’n the Hood de John Singleton (1991) et le recueil The Souls of Black Folk de W.E.B. Du Bois. Kyle Abraham s’explique : « En 1991, j’avais quatorze ans. À mes yeux, le film illustrait et idéalisait la « bohème délinquante » afin de révéler la situation de l’homme noir américain à la fin du 20e siècle. Vingt ans plus tard, dans un 21e siècle bien amorcé, je m’attache à fouiller la situation de l’Amérique noire et son évolution dans le temps. »
Son contenu chorégraphique, éloquent, tente d’exprimer l’authenticité des problèmes inhérents à la communauté noire. La trame conflictuelle de Pavement s’imbrique dans la réalité et le spectateur est amené à vivre une expérience forte, à la ressentir dans l’instant. Kyle Abraham se retrouve étalé au sol, les mains dans le dos. Une arrestation ? Un meurtre ? Ses collègues continuent leur jogging comme si de rien n’était. Ils s’essoufflent, comme si le malaise gagnait en intensité. Pourtant, la victime se relève et crie son désarroi. Au fond, une sirène d’urgence clignote : « Help me! »
Avec une précision inouïe, Kyle Abraham mélange hip hop, danses contemporaine et classique. Les corps sont puissants, souples, élancés. La gestuelle, solide et fluide, transpire de tensions dans les bustes et les bras, d’amplitude dans les sauts, d’aisance dans les pirouettes. L’expressivité saisissante se traduit à travers des échanges musclés et des séductions nonchalantes. La danse devient l’arme essentielle d’une battle, qu’on appréhende au sens propre comme figuré. Les danseurs s’approchent, s’agrippent, s’empoignent. Les chutes s’enchaînent. Sur une cadence d’enfer, le corps à corps, gracieux, demeure brutal. Aux halètements corporels se mêle une palette de partitions plus que diversifiées (peut-être trop…) : Bach, Vivaldi, Britten, Jacques Brel, Antonio Caldara, Colin Davis, Heather Harper, Donny Hathaway, Edward Howard, Alan Lomax, Fred McDowell, Hudson Mohawke, Alva Noto, Jérémie Rhorer…
Au final, Kyle Abraham entasse ses danseurs dont les corps inertes se superposent. I Belong To Your Heart de Sam Cooke retentit. Le sonore et le sensoriel ne font plus qu’un. Kyle Abraham est indéniablement un chorégraphe de notre temps qui, malgré son effet « show à l’américaine », transcende par la grâce de son langage. Une pièce qui émoustille nos sens et nos consciences.
Trailer du festival TANZ IM AUGUST sur YouTube
Trailer de Pavement sur Vimeo
OÙ ET QUAND
TANZ IM AUGUST. Hebbel am Ufer, Akademie der Künste, Haus der Berliner Festspiele, Radialsystem V, Sophiensaele, Volksbühne. Du 12 août au 4 septembre.
Crédits Image de Une : © Carrie Schneider