Avant toutes disparitions, la dialectique du dévoilement

Avant toutes disparitions, un titre comme une annonce un peu tragique ou comme un pied de nez du style, liquidation avant fermeture définitive, dans les deux cas cela remue l’esprit et c’est sans doute la volonté du chorégraphe Thomas Lebrun dont l’humour agit comme pour masquer la gravité ou la profondeur du propos.

Curiosité en éveil donc après l’annonce de cette nouvelle création pour laquelle le chorégraphe endosse aussi le costume du danseur et désir d’en connaître plus… c’est chose faite grâce à son invitation d’assister à une répétition à la Ménagerie de verre où il retrouvait ses danseurs après plusieurs semaines sans les voir. Escale de deux jours en ce lieu pour la compagnie, avant qu’elle ne prenne ses quartiers à Chaillot où sera donnée la première de sa nouvelle création.

Avant toutes disparitions, Thomas Lebrun (c) Bernard Duret.
Avant toutes disparitions, Thomas Lebrun, photo de répétition (c) Bernard Duret.

Pour cette répétition-retrouvaille, l’ambiance était particulière et la mémoire en travail. Certains sortaient les carnets de notes prises dans les séances de travail précédentes d’autres retrouvaient par le corps la suite de gestes et de phrases déjà inscrites, certains se concentraient en silence d’autres se racontaient la chorégraphie. Travail d’abord voulu sans bande son par le chorégraphe qui avait donné pour simple consigne de travailler une séquence particulière de la pièce.

Pendant que les danseurs s’échauffaient, retrouvaient les gestes, le travail avec les partenaires, Thomas Lebrun me donnait quelques pistes d’éclairage sur toutes ces disparitions dont il souhaitait parler. Je n’ai pas envie ici d’en dire trop, juste le désir de transmettre l’émotion devant le mouvement dialectique qui s’est inscrit devant moi, entre la parole du chorégraphe témoignant de disparitions charnelles, conceptuelles ou esthétiques et ce qui pour moi se dévoilait peu à peu de la pièce dans le studio. Petit à petit, la partie travaillée est apparue de plus en plus évidente et incarnée soutenue par la musique de David Lang, qui souligne, sans surcharge aucune, la chorégraphie. Avant toutes disparitions, est une pièce d’histoire(s), elle prend sa source dans les années 30, et remonte jusqu’à nos jours à travers la présence sur le plateau de deux « Anciens » Odile Azagury et Daniel Larrieu, danseurs avec qui Thomas Lebrun souhaitait à nouveau partager le plateau. Hommage et filiation à un type de danse, réflexion sur ce qui peut ou non se transmettre, sur la question de la survie y compris quand l’Histoire vient affoler les histoires personnelles par la disparition de générations voire de peuples entiers. Histoire de territoire à conquérir, cultiver ou partager, quelles traces garder et pour qui ? Thomas Lebrun répond à ces angoisses fondamentales et universelles, en les croisant avec l’intime du couple, s’interrogeant sur ce qui dans une relation disparaît en dernier. Y-a-t-il comme un effacement progressif, digéré par le brouillard ambiant né de la disparition de la parole échangée ou de la pensée tellement flottante qu’elle n’est plus réflexive ?

Avant toutes disparitions, Thomas Lebrun, photos de répétition (c) Bernard Duret.
Avant toutes disparitions, Thomas Lebrun, photo de répétition (c) Bernard Duret.

Face à ces disparitions annoncées ou constatées, la danse s’inscrit sur le plateau comme une partition fine, ciselée, avec une minutie d’horlogerie. Point de disparition de la danse ici (autre question qui hante le chorégraphe) mais une chorégraphie précise et exigeante. Lors de cette répétition la pièce restait ouverte – les trajectoires des danseurs n’étaient pas encore fixées – pourtant le vocabulaire commun tricoté de façon différente pour chaque duo donnait une grande cohérence à l’ensemble. Le chorégraphe joue sur le rythme, les moments d’écho, de décalage, de chorale qui s’inscrivent dans une chorégraphie très écrite tout en donnant l’impression d’une grande liberté dans les corps. Dans cette partie de la pièce beaucoup de lenteur et de moments arrêtés comme suspendus, des petits gestes presque quotidiens mais qui décrivent l’humain comme ces embrassements minimalistes dont la douceur trompeuse révèle l’intensité. Il y a une sorte de magie dans l’air qui chasse l’anecdotique pour rendre à la chorégraphie et aux corps toute leur densité.

Je ne parlerai pas du reste de la pièce, de son autre mouvement que Thomas Lebrun annonce plus enlevé, je ne parlerai pas de la scénographie révélée par surprise sur le plateau de Chaillot, je ne parlerai pas des costumes, pièces d’histoire et d’amour entre les mains de Jeanne, la fidèle costumière, ni des danseurs magnifiques et habités, tout cela, je vous invite à le découvrir dès le 17 mai sur la scène du Théâtre de Chaillot.

Avant toutes disparitions, Thomas Lebrun, photo de répétition (c) Bernard Duret.
Avant toutes disparitions, Thomas Lebrun, photo de répétition (c) Bernard Duret.

Avant toutes disparitions, Thomas Lebrun, création 2016

Pièce pour 12 danseurs

Chorégraphie Thomas Lebrun. Interprétation Odile Azagury, Maxime Camo, Anthony Cazaux, Raphaël Cottin, Anne-Emmanuelle Deroo, Anne-Sophie Lancelin, Daniel Larrieu, Thomas Lebrun, Matthieu Patarozzi, Léa Scher, Yohann Têté, Julien-Henri Vu Van Dung. Musiques David Lang, Julia Wolfe, Michael Gordon. Création musicale Scanner. Création lumière Jean-Marc Serre. Costumes Jeanne Guellaff. Création son Mélodie Souquet. Régie plateau Xavier Carré. Production Centre chorégraphique national de Tours. Coproductions Théâtre National de Chaillot, le Vivat, scène conventionnée danse et théâtre d’Armentières, Les Quinconces-L’espal, scène conventionnée du Mans. Production réalisée avec le soutien de la SPEDIDAM.


Thomas Lebrun – Avant toutes disparitions… par Theatre_de_Chaillot

Où et quand ?

Création du 17 au 20 mai 2016 au Théâtre National de Chaillot, Paris

Diffusion

27 mai 2016 : Les Salins, Scène nationale de Martigues

7 et 8 juin 2016 : Tours d’Horizons au Théâtre Olympia à Tours

20 janvier 2017 : L’Onde, Théâtre et Centre d’art – Vélizy-Villacoublay

25 janvier 2017 : Théâtre d’Orléans, Scène nationale d’Orléans

28 janvier 2017 : Le Vivat, scène conventionnée danse et théâtre d’Armentières

25 avril 2017 : Les Quinconces-L’espal, scène conventionnée du Mans

18 mai 2017 : Centre national de danse contemporaine, Le Quai d’Angers

Pour en savoir plus sur le travail de Thomas Lebrun.

Image de Une, Avant toutes disparitions, Thomas Lebrun, photos de répétition (c) Bernard Duret.

 

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