Après Onéguine, le Staatsballett de Berlin reprend un autre ballet de John Cranko, à son répertoire depuis février 2012 : Roméo et Juliette. Datant de 1962, la version du célèbre chorégraphe sud-africain, mort subitement à l’âge de 46 ans, vaut amplement en limpidité les Roméo et Juliette de MacMillan ou Grigorovitch…

Chorégraphe d’une musicalité extrême, John Cranko a développé dans ce ballet des leitmotivs de gestes en parallèle aux thèmes musicaux, comme ce bras droit levé en couronne de Juliette en quatrième position, portant de sa main gauche Roméo sur son cœur. Les danseurs marchent leurs pas, expriment leurs sentiments sans une once de superficialité : c’est évident de simplicité. Dirigée par Nicholas Carter, cette partition à l’inspiration mélodique et à la variété rythmique des thèmes principaux de Sergueï Prokofiev (génial anachronisme entre frivoles notes jazzy et engoncés ports de tête renaissance de la « Danse des chevaliers », thème délicatement foisonnant de Juliette, etc.) demeure un joyau inégalé.
Et puis, rien ne semble arrêter Polina Semionova (Étoile de l’American Ballet Theatre), qui revient régulièrement danser sur la scène de ses débuts. Berlin le lui rend bien, en saluant ses prestations par des vagues d’applaudissements enflammés. Polina Semionova a tout pour être la danseuse la plus charismatique de sa génération. Elle a la technique, la morphologie, le charme. Mais il lui manque ce brin de panache qui pourrait la faire passer du rôle mièvre d’une jeune fille candide et rêveuse à celui d’une femme profonde, mûre voire fatale. Mais voilà, elle ne sait pas changer de registre d’expression.

de John Cranko, Jason Reilly © Stuttgarter Staatsballett
Si chaque rôle ne colle donc pas forcément à l’athlétique et sèche Polina Semionova, Juliette lui va comme un gant : elle est candide et surprenante de légèreté, de naïveté. L’Étoile s’enivre d’amour dans ses portés, dans ses glissés exigeants et enivrants. Son bas-de- jambe est pointilleux (cf. premier pas de deux au bras de l’élégant Michael Banzhaf en Comte Pâris), son cou-de-pied, splendide. Son impressionnante technique est telle que sa grande taille ne gêne nullement son partenaire, Jason Reilly (du Stuttgarter Ballett), techniquement tout aussi impeccable. Si ce dernier manquait un peu d’âme dans Onéguine, le danseur canadien a indéniablement plus la carrure de ce jeune héros romantique, évanescent et fougueux à la fois. Le pas de deux du balcon, où les amoureux se boivent du regard, est émouvant de connivence. On aura toutefois noté une faiblesse dans le porté de la scène du mariage à l’acte II, où Roméo soulève Juliette qui se penche dans les airs pour l’embrasser : les pointes de Polina Semionova n’ont cessé de trembler, justifiant l’inconfort du porté…
Le corps de ballet apporte aux solistes un contrepoint de qualité. Il s’étoffe de jour en jour, de premières en reprises : alignements efficaces, interprétation enjouée, les ensembles respirent la jeunesse autant sur le plan technique qu’artistique. Mention spéciale à Kévin Pouzou qui mène la danse du carnaval, au second acte, avec brio et fougue. Ses grands jetés écart sont enlevés, ses fouettés, propres. Cette scène offre une savoureuse palette de couleurs et d’émotions, entre tarentelle et Commedia dell’arte. En gitanes, Maria Boumpouli, Stephanie Greenwald et Sebnem Gülseker apportent au propos une touche folklorique entraînante. La danse des amies de Juliette à l’acte III, également appelée « Danse des lilas », surprend par sa partition interprétée à la mandoline. Les huit demoiselles, frivoles mais pas trop, papillonnent autour du lit de Juliette, « faussement » décédée. La fraîcheur virginale transpire de cette scène, parfaitement interprétée grâce aux conseils avisés de Georgette Tsinguirides, Reid Anderson et Birgit Deharde, venus de Stuttgart remonter le ballet.
Le soliste Dinu Tamazlacaru épate la galerie en Mercutio jovial et impétueux. Le pas de trois de l’acte I, composé de ce dernier, de Jason Reilly (Roméo) et d’Alexander Shpak (Benvolio), exploite peut-être un peu trop la technique du tour en l’air. Question de goût. Rien à redire, par contre, du côté de la propreté des cinquièmes. Il faut souligner aussi la richesse des seconds rôles, de l’exubérante variation de Mercutio au Bal des Capulets jusqu’à l’assassinat de Tybalt (vaillant Arshak Ghalumyan), permettant ainsi à toute la compagnie d’exprimer son talent.
Un ballet tragique, mordoré à souhait, qui s’adresse à tous : incontournable, universel, immortel.
OÙ ET QUAND ?
30 mars. 15, 21 et 28 avril. 13 et 16 mai. Deutsche Oper Berlin
Crédits Image de Une : Polina Semionova et Jason Reilly en répétition aux côtés de Christine Camillo © Staatsballett Berlin