« Sécurité » et « Guerrilla », ouverture du festival Latitudes Contemporaines

Avec Sécurité, proposition de l’auteur metteur en scène israélien Yuval Rozman et le retentissant Guerrilla présenté par El Conde de Torrefiel, la quinzième édition du Festival Latitudes Contemporaines démarre fort à Lille.

Sécurité – Yuval Rozman & les jeunes de l’ALEFPA

Un épais tapis de confettis roses délimite un carré accueillant sur le parvis de la Maison Folies Wazemmes. Dans ce périmètre circonscrit, sept jeunes parlent de ce qui leur fait peur ou les rend heureux. Au micro, tour à tour, ils s’expriment par mots timides ou bravade rigolarde selon les caractères. Ils vivent à Lille, certains dans un foyer, certains viennent de Kaboul ou du Tchad, et tous se tiennent ici avec leurs histoires et leurs préoccupations. Habillés en noir et portant un brassard « sécurité » au bras, ils inversent la situation en créant un safe space sur la place publique, où chacun peut évoquer le plus intime, l’amour ou la peur, les doutes et les problèmes. Prendre la parole dehors face à nous, public majoritairement blanc de festival contemporain, c’est déjà ouvrir un espace possible de face à face, d’écoute. Cette performance marque le démarrage d’un rendez-vous promoteur de rencontres entre les cultures et les identités à l’heure du repli sur soi. Ouvrir ainsi un mois de festival avec ces jeunes évoquant leurs espoirs avec fragilité sur le parvis, leur donner une place que la société leur refuse c’est se poser avec l’action nécessaire que l’on exige d’un festival dédié à la création contemporaine, branché sur les turpitudes qui agitent l’époque.

Secur!te,  Alefpa et Yuval Rozman, photo Collectif des Routes
Secur!te, Alefpa et Yuval Rozman, photo Collectif des Routes

Guerrilla – El Conde de Torrefiel

Commençons par la fin. Au sortir de Guerrilla le.a spectateur.trice a de fortes chances de se sentir assommé.e.s par ce qu’il.elle vient de vivre. Il faut quelques secondes pour se ressaisir dans son siège avant de reprendre le cours des choses. Et le cours des choses, c’est précisément ce dont il est question dans Guerrilla, qui dissèque pendant 1h30 où en est l’ordre du monde à quelques années de distance, en 2019 puis en 2023.
En trois tableaux, le collectif suisse-espagnol installé à Barcelone qui se cache derrière El conde de Torrefiel crée un récit d’anticipation dont les grandes lignes ne semblent pas totalement étrangères à nos esprits vivant en 2017. Dès le début et de façon ininterrompue, un texte projeté défile sur un écran de sur-titre, alimentant un état de fait où l’Europe est presque toute entière gouvernée par l’extrême-droite, la Russie, la Chine, la Corée du Nord et l’Inde ont conclu un pacte politique en vue de conquérir le reste du monde, la guerre civile a ravagé le Proche-Orient et l’Afrique du Nord et les narco-trafiquants sont au pouvoir en Amérique du Sud. Le monde court plus que jamais derrière la notion de profit, entraînant dans son sillage un chaos généralisé. Entre les années 2019 et 2023, année de la prochaine guerre mondiale, le texte déroule l’escalade progressive de la violence qui s’est instaurée d’abord dans les esprits. « L’idée de guerre est implantée dans l’inconscient collectif. » la phrase tombe tel un couperet implacable, soulignant la façon dont une société insidieusement préparée à l’idée de guerre voit celle-ci finir par arriver.

Guerrila, photo Titanne Bregentzer
Guerrilla, photo Titanne Bregentzer

Au commencement, une armée de chaises vides attend sur le plateau. Celui se peuple bientôt d’un groupe de gens de tous âges,  réunis pour assister à quelque chose. Le texte qui défile nous apprend que Romeo Castellucci a été sacré comme un des plus grands artistes du XXIè siècle et ces gens sont venus l’entendre parler, assister à une conférence. On entend en voix off, et en italien dans le texte, le maître, érigé non sans ironie comme gourou de l’art vivant, s’exprimer à propos du théâtre et de la fiction. Mise en abîme d’un moment où face à nous, en miroir, la culture réunit un groupe de gens cherchant à comprendre l’époque par son biais artistique. Peu à peu, le texte évoque la vie de plusieurs personnes qui se tiennent sur le plateau. Parmi le chœur de citoyen.ne.s on découvre des bribes de la vie, des origines et drames familiaux de certain.es. Sur cet échantillon de personnes réunies vivant à Lille se croisent ainsi des problématiques géopolitiques et sociétales, la vie des participants permet d’évoquer la guerre d’Algérie, les harkis ou la décolonisation au Cambodge, et avec ces événements les migrations, les souffrances, les génocides et la mémoire familiale. La voix de Castellucci est peu à peu noyée par une nappe sonore qui enfle, jusqu’à ce que notre imaginaire se concentre sur le sens portés par les mots qui défilent et cette foule assise face à nous.

ElConde©TitanneBregentzer.RHoK-2
Guerrilla, photo Titanne Bregentzer

Rideau, deuxième tableau. Un cours de tai chi se déroule pour quelques jeune femmes. L’espace est blanc et la parenthèse calme, le texte vient évoquer deux amis discutant à propos du prolétariat, disséquant la place de cette classe dans la société. Le procédé employé dans la scène de la conférence monte ici d’un cran : sérénité exprimée par les corps en scène et violence contenue dans les propos. Le contraste souligne à gros traits une situation où certaines de nos solutions pour faire face à la brutalité du monde se trouvent dans ces espaces échappatoires que sont le repli au théâtre ou la pratique d’une activité méditative. De l’extérieur les corps sont apaisés, à l’intérieur les esprits bouillonnent, les guérillas se jouent aussi dans nos têtes, voilà la dichotomie mise en scène de façon ingénieuse par le collectif.

Troisième partie, la musique gronde et martèle son rythme à grands coups de basses. Scène de rave où pendant près de quarante minutes, une foule compacte saute et danse sur un son hard tech, séparée du public par un rideau en plastique et sous une lumière couleur de sang. Le ton du texte enfle lui aussi, on nous décrit la guerre de 2023 par le menu, il est question de chiots massacrés, à l’instar de notre innocence, d’invasions barbares et de conquêtes par la force. La musique assourdissante et le texte de plus en plus oppressant défilant au-dessus de la foule bondissant et rugissant en rythme créent une spirale infernale qui nous plongent vraiment dans un sentiment de chaos.

Cette dernière partie vient boucler la boucle d’une histoire vouée à se répéter, dont nous sommes condamnés à être à la fois les acteurs et les spectateurs plus ou moins impuissants. Que penser alors, pencher pour un constat d’amertume face à un futur que l’on a peur de juger trop proche et trop probable ? On est plutôt tentés de recevoir Guerrilla comme un coup de pied donné dans la fourmilière de notre époque, sursaturée, trop pleine, prête à exploser. Ce sont les guerres que l’on mène pour se trouver des occupations, l’agitation pour survivre plutôt que vivre, s’accrocher pour exister dans « la tempête du progrès », comme cite le collectif d’après Walter Benjamin, dont il est question ici. Quitte à s’emparer de cet endroit du politique autant y aller à fond et emmener le cauchemar jusque dans les profondeurs de la nuit, au cœur d’une sombre fête qui lance ses éclairs stroboscopiques sur une foule aux corps anonymes. On peut trouver l’autoritarisme de la démonstration repoussant, le procédé too much. En reste que la radicalité bienvenue de la mise en scène et le déroulé implacable de cette dystopie cauchemardesque nous laisse face à nous-mêmes et aux côtés de nos contemporains avec sur les bras la question Et maintenant ? Et après ? Noyés de sons et de lumières on ne peut que sortir hébétés du théâtre avec l’envie de mettre nos forces en commun pour stopper le déraillement d’un monde malade.

En savoir plus

Calendrier de tournée El Conde de Torrefiel

A voir aussi dans le cadre des Latitudes Contemporaines :

Mercredi 14 juin 2017
El Conde de Torrefiel – La posibilidad que desaparece frente al paisaje
Festival Latitudes contemporaines
Lille (FR)

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