« Trois décennies d’amour cerné » – Thomas Lebrun

On pourrait craindre d’une nouvelle création contemporaine donnée en semaine au Nouveau Théâtre de Montreuil, capitale bobo, qu’elle ne s’adresse qu’à un public d’initiés, microcosme auto-suffisant. On pourrait craindre d’une proposition qui annonce traiter du sida qu’elle s’efforce de se démarquer de trente ans d’expression artistique, usant ressorts conceptuels et message subliminaux.
Il n’en est rien : tout dans « Trois décennies d’amour cerné », dernière création du chorégraphe Thomas Lebrun, est honnête et sincère. Elle réalise ce que la danse fait de mieux : transmettre un message fort grâce à la beauté du mouvement et du corps.

 

Alors que les médias délaissent petit à petit leurs mobilisations, que les campagnes de prévention se raréfient, choisir de traiter du sida tombe un peu comme un cheveu sur la soupe. Ah oui, c’est vrai, cette maladie qui touche 34 millions d’hommes et de femmes continue de se répandre, de tuer et de faire peser sa chape de plomb sur les couples qui se font et se défont. La pièce choc de Thomas Lebrun nous le rappelle avec brio, en traitant du « post-sida » comme « immunodéficience émotive » (Lucille Toth).

Anne-Sophie Lancelin dans son solo de « Trois décennies d’amour cerné ». Crédits photos : Bernard Duret

« On ne jouit plus comme on jouissait il y a trente ans. »

L’univers de Thomas Lebrun, caractérisé par la diversité, l’entièreté et l’honnêteté d’un chorégraphe qui a fait ses premiers pas – de danse – dans une MJC du Nord, nous amène ce soir-là dans une constellation sombre et grave. « Trois décennies d’amour cerné » c’est quatre tableaux, quatre moments de relations aux autres et à soi, quatre étapes successives ou simultanées, pour cinq interprètes aux talents poignants.
Anthony Cazaux incarne, dans un solo tout en force et en puissance les risques auxquels se confrontent les hommes et les femmes, toutes sexualités confondues, se les dissimulant plus ou moins à soi-même, en essayant de vivre malgré tout. Anne-Emmanuelle Deroo et Raphaël Cottin interprètent un duo amoureux sur le doute. Leur lent déshabillage, leurs têtes l’une contre l’autre mais le regard au loin, à la fois doux et impersonnel, se conclue sur un moment de nudité immobile, dernier sursaut avant la décision de s’unir. Anne-Sophie Lancelin nous serre les tripes et nous tire les larmes dans un solo bouleversant. On ressent avec elle la peur de l’autre, de soi-même et du lendemain. C’est le chorégraphe Thomas Lebrun qui réalise le dernier tableau, solo dans tous les sens du terme : à travers des mouvements retenus et répétitifs, à la limite de l’autisme, il exprime la solitude ultime, celle qui nous attend toutes et tous.

 

Le travail de lumière vient souligner les corps des danseurs et leurs mouvements, transcrivant à la fois la solitudes et le doute : des neons blancs, épars, s’allument et s’éteignent, laissant entre-apercevoir des silhouettes; des passages de la pénombre discrète à la lumière forte ne laissant aucune échappatoire.

 

On salue également (bien bas) le choix musical de grande qualité. Des extraits d’archives – sans doute une radio américaine dans les années 80 – ouvre le premier solo et nous glace :  » Si l’un d’entre vous a eu une relation sexuelle avec un adulte homosexuel, ou avec un autre garçon et si vous le faites de manière régulière, vous feriez bien d’arrêter tout de suite (…) On vous attrapera ! Ne pensez pas qu’on ne vous attrapera pas, parce que je vous assure que vous ne nous échapperez pas. Et même si nous ne vous attrapons pas, vous vous ferez attraper par vous-même et le reste de votre vie sera un enfer total. » 

Pour le reste de l’accompagnement musical, Dez Mona, Anthony and the Johnsons, et Smith and Burrows, nous transportent dans l’univers de « Trois décennies ».

extrait :

Retrouvez des extraits du premier et du troisième tableau dans cette vidéo.

 

En résumé

« Trois décennies d’amour cerné » est le récit du traumatisme d’un chorégraphe, miroir de toute une génération qui a découvert, comme lui, que l’amour – comme si ce n’était pas déjà assez compliqué comme ça – pouvait être synonyme de maladie et de mort. On aime la beauté et la puissance du geste et du message. On salue l’honnêteté de la démarche, la rendant accessible sans « vulgariser ».

Pour (re)voir « Trois décennies d’amour cerné » :

8 octobre 2013 : Allicance française de Lima – Pérou
10 octobre 2013 : Alliance française de Quito – Equateur
30 janvier 2014 : Festival Vivat la danse ! – Armentières ;
7 & 8 février 2014 : La Pléiade – La Riche / CCN de Tours ;
25 février – 1er mars 2014 : Les Subsistances – Lyon ;
29 mars 2014 : « De doute » – L’Avant-scène – Cognac ;
30 mai 2014 : Grand théâtre de Calais ;
12 & 13 janvier 2015: Maison des Pratiques Artistiques Amateurs – Paris

Pour en savoir plus sur Thomas Lebrun :

Le site de sa compagnie Illico

Le site du Centre Chorégraphique National de Tours, direction Thomas Lebrun

Pour en savoir plus sur l’avancée de la lutte contre le Sida :

Sidaction

Aides

Journée Mondiale de Lutte contre le Sida

 

 

Crédits photos de l’article : Bernard Duret

 

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