Une Bovary joliment conventionnelle

Depuis le début de la saison, Christian Spuck, 54 ans, auparavant directeur du Ballet de Zurich, est devenu celui du Staatsballett de Berlin. Un tiers des danseurs, à cette annonce, ont quitté la compagnie berlinoise (pour, notamment, créer l’ensemble indépendant, la Berlin Ballett Company). Une prise de fonction plutôt controversée, donc. Bovary, la première création de Christian Spuck pour la maison berlinoise se penche sur Emma, l’héroïne enivrante du roman Madame Bovary de Gustave Flaubert, renouant ainsi avec le ballet narratif, passé de mode depuis quelques temps dans la capitale allemande. Une pièce éloquente mais aussi consensuelle que conventionnelle.

Bovary de Christian Spuck © Serghei Gherciu


Emma a épousé le médecin de campagne veuf Charles Bovary. Sa vie va très vite rimer avec ennui. Heureusement, lors d’un bal, elle tombe sous le charme de Léon, un jeune étudiant. Fascinée par le luxe environnant, elle devient accro au faste et aux belles choses. Elle s’endette de plus en plus auprès du marchand Lheureux (charismatique et sombre Dominik White Slavkovsky). Lors d’une fête de village, elle rencontre Rodolphe, un propriétaire terrien. Elle se laisse séduire. Naïve, elle veut s’enfuir avec ce dernier amant, qui l’abandonne cependant. La vie d’Emma ira de désillusions en galères pour finir par un inévitable suicide. Une œuvre majeure sur l’infidélité et la quête du bonheur.

Spuck ne s’éloigne pas de la trame du roman. Il y aurait même vu des parallèles avec l’époque actuelle. Selon lui, il est important de raconter « le désir de vouloir être différent de ce que l’on est et, par la suite, de se créer ces mondes de désirs par le biais de la consommation ». La voix de Marina Frenk parsème la pièce d’extraits récités. On peut se demander si cela était indispensable. Des projections vidéo (Tieni Burkhalter) et l’usage d’une caméra sur scène qui projette en arrière-plan le visage d’Emma pour mieux lire ses états d’âme en live, c’est stylistiquement, aussi, dans l’air du temps. Cela n’apporte rien au propos si ce n’est d’estampiller Spuck comme un chorégraphe on ne peut plus traditionnel.

Bovary de Christian Spuck © Serghei Gherciu

Niveau décor (Rufus Didwiszus), l’action se déroule dans une pièce unique haute et grise, qui respire une atmosphère morbide et sans issue, éclairée par des tubes néon (Martin Gebhardt). J’ai préféré les costumes d’Emma Ryott, classiques mais ravissants, aussi voluptueux que flottants, aux couleurs chaudes automnales, du jaune moutarde au mauve foncé. Les tailles sont cintrées et les épaules dénudées. Les corps s’affriolent de taffetas ou de dentelle en passant par des paillettes. En aparté, des groupes de danseur.ses portent de simples pantalons et maillots, intemporels de neutralité, témoins énigmatiques des sentiments et pensées des protagonistes centraux. Un étrange quatuor se dégage au fur et à mesure que l’intrigue se dénoue. Il est composé de l’apothicaire (Matthew Knight), du notaire (Dominik Whitbrook), du maire (Wolf Hoeyberghs) et de l’huissier (Ross Martinson). Spuck a la savoureuse caractéristique de faire naître des petits groupes de personnes, sortes de saynète originales, d’où s’extraient des êtres bizarres, dérangeants, grotesques.

Alexei Orlenco incarne avec justesse le rôle d’un mari dévoué et un poil benêt. Sur le plan chorégraphique, les rôles des amants sont nettement plus intéressants. Alexandre Cagnat transpire à merveille ce charme juvénile quand David Soares, plus tumultueux, se lance dans un pas de deux plus enflammé. Ces deux duos rappellent ceux de Marguerite et Armand dans La Dame aux camélias de Neumeier ou encore de Manon et Des Grieux de MacMillan mais, en un brin plus fade. Les (trop) nombreux pas de deux apportent une redondance qui ne tient nullement en haleine, le dernier pas de deux de l’empoisonnement sonnant le glas du conventionnel… et de la déception ! Le langage chorégraphique lui-même, basé essentiellement sur des portés, ronds de jambes, tours de promenade et arabesques, devient vite lancinant. Une certaine uniformité s’en dégage.

Bovary de Christian Spuck © Serghei Gherciu

Weronika Frodyma (depuis 2009 au Staatsballett) sort toutefois sa carte du jeu, tant son interprétation pénétrante du rôle d’Emma est toute particulière, oscillant entre candeur et austérité, fougue et timidité, tourment et humilité. Elle enchaîne les pas de deux et les ensembles avec une facilité déconcertante, comme si elle s’était imprégnée du langage spuckien depuis de nombreuses années. Notez que Christian Spuck a le mérite d’avoir distribué les rôles principaux à des danseur.ses du Staatsballett de Berlin et non à la quinzaine de danseur.ses zurichois qui l’ont suivi. On ne saura pas si c’est une volonté personnelle ou politique ?

En toile de fond musicale : un ingénieux collage d’onctuosité romantique (trois Concertos pour piano de Camille Saint-Saëns) et de dissonances aiguisées (Apparitions de Györgi Ligeti), agrémenté de partitions d’Arvo Pärt, Charles Ives et Thierry Pécou, ainsi que par le titre de Camille, She Was, qui résonne à plusieurs reprises. Ajoutez le pianiste suisse Adrian Oetiker, l’orchestre de la Deutsche Oper Berlin (sous la baguette de Jonathan Stockhammer) et 79 danseur.ses talentueux et vous obtenez un ballet propre et bien monté, comme le public berlinois le souhaitait et l’attendait. Espérons néanmoins que Christian Spuck apprenne à prendre, à l’avenir, plus de risques car il n’y a rien de pire que de se languir…

OÙ ET QUAND ?
24 octobre 2023, Deutsche Oper Berlin

Crédits Image de Une : Bovary de Christian Spuck © Serghei Gherciu

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