C’était de loin (pour ma part…) le programme le plus attendu de la saison 24/25 au Staasballett de Berlin, et à juste titre : une soirée entièrement signée William Forsythe, composée de Approximate Sonata 2016, One Flat Thing, reproduced et Blake Works I ! Trois pièces créées à différentes périodes (1996, 2000 et 2016) de la carrière du maître, âgé de 76 printemps, comme pour mieux présenter l’intarissable palette chorégraphique et souligner la magistrale foisonnance du langage forsythien.
On commence avec Approximate Sonata 2016 et un panneau indiquant un « ja », qui semble perdu sur une scène minimaliste à souhait. Un premier pas de deux, interprété par Leroy Mokgatle et Shaked Heller, en collants fins et justaucorps noirs, entame la série de dialogues enlevés et éphémères, voire parfois parlés et ironiques, au cours desquels les poignets sont aussi cassés que les pointes, souvent flex, tranchantes. Leroy Mokgatle, jeune recrue venue du Ballet de Zurich, déconcerte par la précision de son bas de jambes et la durée de ses équilibres. Ici-bas, il n’y a aucune place pour des danseur.ses à la formation classique discutable. Et aucune conjonction de coordination dans cette œuvre d’une froideur saisissante !
L’avant-dernier pas de deux est un poil plus lyrique que technique. Michelle Willems et David Soares y excellent néanmoins à surpasser leurs limites physiques, entre déséquilibres furtifs et pirouettes prises sur la pointe. Et que serait William Forsythe sans Thom Willems, son fidèle compositeur ? Il est assurément l’artisan de l’accentuation du mouvement, jonglant d’une jambe qui glisse au ralenti vers la droite à un haut du corps qui se dévisse abruptement vers la gauche. S’ajoute alors au défi corporel le challenge auditif tant les partitions de Willems demeurent complexes à compter.
En seconde pièce, One Flat Thing, reproduced : vingt tables métalliques déboulent sur scène, poussées avec fracas par quatorze danseur.ses, qui vont évoluer avec désordre dans des couloirs structurés. Au-dessus, en dessous ou entre celles-ci, aucun endroit ne restera non exploré ! Il en va de même pour les zones du corps : sur le dos, à plat ventre, les bras entourant les pieds, les mains tapant les surfaces. Certains sautent, d’autres se balancent. On se contorsionne, on se portent puis on roule sous ces tables-obstacles. Une pièce aussi complexe que grouillante, parsemée de détails que l’on ne pourra nullement saisir en profondeur en une seule représentation !
C’est coloré et bruyant, d’une rapidité inouïe. La rythmique de Willems y est encore plus insaisissable que dans la première œuvre de la soirée ce qui oblige les danseur.ses à se lancer des interpellations orales. Plus que jamais, les danseur.ses doivent se fier à leur inventivité, à d’autres repères, et ils sont avant tout visuels. Le langage de Forsythe, surhumain, défie l’agilité des interprètes en décomposant avec subtilité l’espace, limité et pourtant élargi. Les mouvements, eux-aussi, nous semblent surnaturels. Poussés à leurs limites, chaque membre du corps apparaît alors fractionné, écartelé.
Indéniablement plus « classique », Blake Works I a été créée par Forsythe pour le Ballet de l’Opéra de Paris après une longue pause dans sa confrontation avec le ballet classique. Ceci expliquant cela, c’est une œuvre donc plus touffue (en nombre d’interprètes) et plus traditionnelle (en style), dans laquelle la compagnie danse vêtue de tuniques à jupette, t-shirts et collants académiques bleu pâle. Aussi doucereuse que les costumes : la musique étiolée et mélancolique de James Blake, qui est assurément trop mièvre à mon goût.
Entre délicatesse et puissance, les ensembles rappellent de temps en temps George Balanchine et le final de Diamants ou encore ses pièces plus jazzy comme Who cares, à la nuance que la technique y est encore plus fulgurante que celle, déjà soutenue, du chorégraphe russe. On reconnaît ici et là d’autres clins d’œil aux ballets célèbres, comme Le Lac de cygnes notamment. Mais c’est incontestablement plus déhanché et déséquilibré. Rayonnant.es, jamais les danseur.ses ne perdent leurs sourires.
Le pas de trois, interprété par Emma Antrobus, Meiri Maedo et Matthew Knight, allie autant de fluidité que de virtuosité dans des lignes savoureusement brisées. Une taquine et expérimentée Aurora Dickies nous propose une petite batterie explosive quand le jeune et charismatique Anthony Tette (encore au Junior Ballett de Zurich en 2022 !) enchaîne des solos d’une aisance époustouflante. Un grand travail d’orfèvrerie qui porte aux nues le.a danseur.se classique, sa formation et son expérience. Mais sans matériaux précieux, comment l’orfèvre pourrait-il créer ? C’est également ce qui fait des pièces de Forsythe, à chaque représentation, une nouvelle œuvre, une expérience à vivre, car le Staatsballett de Berlin n’est pas le Ballet de l’Opéra de Paris ou encore le Stuttgarter Ballett. Les écoles de formations diffèrent, les histoires et les langages des interprètes, aussi.
William Forsythe a le pouvoir de transcender la danse, classique ou autre, de la rendre légère, d’atteindre une liberté inégalée grâce à une discipline éprouvante. Chaque danseur.se porte ainsi la responsabilité de la réussite commune. Bien plus qu’une façon de penser la danse, chaque ouvrage de Forsythe est une leçon de vie. Et le public n’en devient que plus élargi.
OÙ ET QUAND ?
4 mars 2024, Deutsche Oper Berlin
Crédits Image de Une : One Flat Thing, reproduced de William Forsythe ©Yan Revazov