Tout vrai artiste ne se révèle-t-il pas par son foisonnant pouvoir créatif ? À défaut de devoir comparer à une autre chorégraphe berlinoise qui ne trouve l’inspiration qu’une fois tous les deux à trois ans, je préfère à nouveau souligner le travail de Toula Limnaios qui ne cesse de se renouveler, de se questionner et d’apporter au public berlinois une exploration sensorielle des plus saines.
Sa dernière pièce tempus fugit s’impose comme un concentré de sentiments douloureux et violents : ce n’est pas toujours dans son habitude, mais Toula, cette fois, ne nous épargne vraiment pas ! Comme dans son poétique minute papillon (créé en décembre 2015), la chorégraphe nous parle du temps et de notre société grégaire, pressée par l’instant présent. Une pièce qui transporte dans les profondeurs des temps modernes, où l’être humain transpire d’émotions lourdes. Les lignes des sept danseur(se)s (Daniel Afonso, Leonardo D’Aquino, Daeho Lee, Katja Scholz, Hironori Sugata, Karolina Wyrwal, Inhee Yu), entremêlées, écartelées, se fondent pour occuper tout l’espace d’une interprétation épileptique. Une forte intensité gestuelle s’en dégage, entre portés enlevés et regards tourmentés.
Sur un lit de feuilles mortes délimitant la scène, le bal des automates s’ouvre, laissant toutefois poindre un ou deux moutons noirs à l’horizon. Katja Scholz, poignante, est l’une de ses individualités. La danseuse virtuose tente ainsi d’exprimer sa différence. Elle rentrera très vite dans le droit chemin, tel un sage petit robot, rudement guidé par l’un de ses « maîtres » collègues. Une autre image forte : chaque protagoniste s’évertue à reproduire les mouvements d’un nourrisson, une poupée malmenée en toute malignité par l’un d’entre eux, à tour de rôle. Une métaphore efficace qui touche par sa froide (et réelle ?) perversité.
Telles des marionnettes, les corps (saupoudrés d’une sorte d’argile séchée) tourbillonnent, se croisent, se cognent contre un mur, trébuchent contre un individu. Comme le temps, les corps avancent à reculons et se propulsent en avant. Attirés par la matrice, ils chutent souvent. Les cœurs, aussi, s’essoufflent au rythme de cette vie destructrice, frénétique, aux frontières de la folie. Les chairs s’accentuent et les visages se crispent. Les lignes se dispersent mais toujours se rejoignent dans un hurlement commun et cacophonique.
L’impact de la forme, allié à une bande-son insolite (regroupant Haydn, Mahler et Ralf r. Ollertz), oscille entre attirance et répulsion. La partition remixée est indéniablement de circonstance, en parfaite adéquation avec le propos pesant. Une lueur d’espoir ? Pas vraiment. Au final, l’amas de corps que Leonardo D’Aquino piétine en riant aux éclats laisse les cœurs songeurs.
OÙ ET QUAND ?
Halle Tanzbühne Berlin, du 7 au 11 et du 14 au 17 décembre 2016.
Crédits Image de Une : © Dieter Hartwig