Dernière représentation de l’ultime première de la saison au Staatsballlett de Berlin, la soirée Stravinsky a emporté le public de la Staatsoper avec deux pièces interprétées par l’orchestre de la Staatskapelle Berlin, sous la baguette de Ido Arad (c’est important de le souligner car ce n’est pas toujours une évidence, à Berlin, d’avoir un orchestre disponible pour le ballet !). L’émotion y était en effet palpable : beaucoup de danseurs, pour des raisons d’âge ou de convictions, quitteront l’institution à l’arrivée en septembre prochain du nouveau directeur, Christian Spuck…

En première partie était programmé Marco Goecke, sans aucun doute l’un des chorégraphes les plus controversés du moment. L’ancien directeur du Ballet de Hanovre n’en reste pas moins une sensation et son vocabulaire idiosyncrasique savoureusement insaisissable. Goecke s’est approprié plus d’une fois l’essence des plus grandes pièces des Ballets russes, comme L’Après-midi d’un faune ou Le Spectre de la rose, en parsemant son propos de subtiles suggestions. Ce soir, c’est Petrouchka, créé le 8 octobre 2016 à Zurich, qui nous plonge dans une atmosphère sombre et dépouillée, dont Goecke est si coutumier.
On est bien loin de l’œuvre d’origine (créée le 13 juin 1911 au Théâtre du Châtelet), du folklorisme, de l’âme du peuple russe et des pittoresques costumes d’Alexandre Benois. Encore et toujours asexués, les costumes de Michaela Springer sont d’une grande sobriété, fidèles à l’esthétique de Goecke. Ne demeurent que la partition de Stravinsky et le touchant personnage de Petrouchka (et sa collerette !) qui résume peut-être à lui seul tous les sortilèges des Ballets russes. Le minimalisme « goeckien » explore un espace plus intérieur. Chaque spectateur se voit guidé vers un voyage psychologique sombre.

Yan Revazov
Le premier duo pose d’entrée la gestuelle de la pièce : puissante et épileptique, imprévisible et excentrique. Le principal faisceau lumineux provient d’une ouverture de rideau en fond de scène. Les treize danseur.ses entrent et sortent de cet endroit. La mince luminosité souligne l’effervescence du mouvement et vient se focaliser sur ces bustes sculptés et ces bassins qui n’ont de cesse d’onduler. Ensembles, duos et solos s’enchaînent. Les mains voltigent et se crispent, les visages s’étonnent à l’arrivée du charlatan (au revoir, délicieux Federico Spallitta !), aux clochettes incorporées. La dissonance de la partition s’harmonise parfaitement avec la magique fluidité des corps, laissant l’intrigue du ballet totalement à l’écart. Les ballons noirs que les danseurs lâchent au milieu du ballet sont l’unique fioriture, annonçant la mort imminente de Petrouchka (un Alexandre Cagnat follement expressif !). Rien à dire de plus si ce n’est que c’est très beau, voire peut-être trop. On remarquera, au passage, Liza Avsajanishvili et Pablo Martinez, tout juste arrivés dans la compagnie, dont la technicité conjuguée à la fraîcheur annoncent un avenir prometteur…
En seconde partie, une pièce de Pina Bausch qui entre enfin au répertoire du Staatsballett de Berlin ! Depuis sa création mouvementée et sa première huée au Théâtre des Champs-Élysées le 29 mai 1913, Le Sacre du printemps et sa partition révolutionnaire de Stravinsky n’inspira pas moins de quatre-vingts chorégraphes, dont Mary Wigman, Maurice Béjart, John Neumeier, Paul Taylor, Martha Graham, Mats Ek, Sasha Waltz ou encore Edward Clug. Le 3 décembre 1975, Pina Bausch présenta à Wuppertal son unique chorégraphie portée par une musique de ballet, dont elle respecta avec minutie les intentions. Cette œuvre sera aussi sa dernière entièrement chorégraphiée et la première qu’elle acceptera de confier à une autre compagnie que le Tanztheater de Wuppertal.

La scène, recouverte de tourbe noire, nous plonge dans un univers angoissant. Apeurées et affublées de robes couleur chair, les quinze danseuses tourmentées s’élancent avec ardeur, chacune désordonnée mais convaincue, dans leur propre danse. Les ensembles en cercle ou alignés se font rares. Un peu plus tard, les douze hommes, torses nus et pantalons noirs, observent sagement la situation, groupés. Menés par le charismatique Arshak Ghalumyan, qui crève le plateau, les hommes s’engagent dans une violente danse parsemée de sauts, tandis que la gestuelle des femmes se caractérise par des mouvements circulaires de bras, qui viennent heurter leur propre corps.
Les lignes se croisent, s’ajustent pour mieux se défaire dans un capharnaüm de corps désespérés, de terre collante et de sentiments violents. Les femmes rejettent, affolées, une robe rouge sang. On ne sait pas qui sera la victime. L’élue se détache pourtant, la sacrifiée est désignée, tremblante, maculée de terre et de sueur : Iana Balova, transcendante. Habitée, elle revêt la robe rouge pour une dernière danse bouleversante. À bout de souffle, haletante, elle s’écroule.

La puissance de cette œuvre réside dans la symbolique du rite et la violence faite envers la femme, malheureusement toujours d’actualité. Pina Bausch ne fait en somme que reprendre les schémas de base d’une société patriarcale archaïque et les traduire dans notre monde contemporain. Cela marcha admirablement en 1975 et cela marche toujours de nos jours. Et ce soir du 24 juin à Berlin, peut-être aussi parce que certains danseurs de la compagnie berlinoise étaient dans un bel état de dépassement, comme s’il fallait tout donner avant de partir. Des saluts émouvants, surtout ceux de la danseuse Jenni Schäferhoff, aux côtés de ses deux jeunes enfants.
OÙ ET QUAND ?
Staatsoper Berlin, le 24 juin 2023
Crédits Image de Une : Le Sacre du printemps de Pina Bausch © Yan Revazov