La Compagnie par Terre d’Anne Nguyen, habituée du festival berlinois Tanz im August, revient aux abords de la capitale allemande, cette fois au Tanztage de Potsdam avec sa toute dernière pièce, Matière(s) première(s). Six danseur.ses, trois hommes et trois femmes, nous propulsent dans une danse urbaine et traditionnelle, sensuelle et intemporelle, aux racines diverses et variées, mais où les corps se retrouvent à l’unisson dans un pot pourri de musiques afro, soul, rumba, rap…
Au centre de la scène, le corps d’une danseuse (magnétique Grâce Tala) apparaît. Ses fascinants mouvements se crispent, laissant transpirer autant de beauté que de brutalité, tout en accord et désaccord avec la chanson américaine qui la porte… Elle sera très vite vite rejointe par toute la troupe explosive de Matière(s) Première(s) : Ted Barro Boumba alias « Barro Dancer », Dominique Elenga alias « Mademoiselle Do’ », Mark-Wilfried Kouadio alias « Willy Kazzama », Jeanne D’Arc Niando alias « Esther » et Seïbany Salif Traore alias « Salifus ». Un voyage éclectique qui mélange hip-hop, dancehall, afro house, popping, krump, afro jazzé, etc. pour porter aux nues cet amour commun, profond et ancestral pour la danse.
Loin des battles devenues « assez élitistes et gentrifiées », Anne Nguyen a fait des allers-retours au Congo, pour croiser notamment Faustin Linyekula, et donner des stages de break au Bénin, pour des actions solidaires. Elle en a ramené la volonté de transmettre et de questionner les héritages, tout en sublimant le sens d’un geste. Nguyen a surtout voulu rendre visible une danse afro, en toute humilité, « dans le respect de l’identité et de l’intégrité de chacun ». Et c’est plutôt réussi ! Comme la chorégraphe le mentionne : « par la simplicité de langage et la présence physique des danseurs et danseuses, les mouvements révèlent les mécanismes postcoloniaux de domination culturelle et mentale, ainsi que la violence militaire qui permet le pillage des ressources naturelles, et nous amènent à remettre en question les luttes de pouvoir qui sous-tendent les relations entre l’Afrique et le monde occidental ».
La faiblesse occidentale, c’est d’avoir abandonné sa danse traditionnelle au profit d’une danse urbaine grandement influencée par les États-Unis. L’Afrique a su cultivé sa danse afro, frénétique, ancrée dans des racines multiculturelles à la fois traditionnelles et urbaines. Un langage primordial du corps, une nécessité engagée, viscérale. Une sorte de rituel scénarisé se met en place, mêlant amour, sexe, violence, mort, fric, pression… Chaque interprète nous raconte son existence, entre impros et contraintes. Car selon Nguyen, « il n’y a pas d’improvisation sans contrainte, pas de liberté sans contrainte. Si on ne se base que sur l’improvisation dans sa danse ou dans son art, sans patrimoine, sans héritage, sans quelque chose qui nous dépasse et dont on est dépositaire, on finit par tendre vers le rien. Au fur et à mesure qu’on improvise on finit par ne plus savoir quoi faire ».
Le mouvement se danse, le geste se mime : on utilise les écrans à outrance puis on est pointé par une arme à feu. Les lignes se décomposent et se recomposent, les corps s’enlacent et s’entrechoquent, nourrissant perpétuellement l’espace. Les solos transpercent par leur justesse, surtout celui du charismatique Ted Barro Boumba ! On zappe de musique en danse, ça s’enchaîne furieusement, à corps perdus, au risque de proposer une narration dansée peut-être décousue, au détriment de la chorégraphie. Dans cette pièce aux allures d’étude sociologique, le langage de Nguyen perd alors en singularité face à cet amas de virtuosités. L’effet impactant fonctionne néanmoins parfaitement avec le public.
OÙ ET QUAND ?
Fabrik Potsdam / Potsdamer Tanztage, les 3 et 4 juin 2023
Crédits Image de Une : Matière(s) Première(s), Anne Nguyen © Patrick Berger