L’Etranger d’Emio Greco, réinvention chorégraphiée de l’œuvre de Camus.

Dans le cadre du centenaire de la naissance de Camus, de Marseille 2013, et de Oh Pays Bas (l’officiel de la culture néerlandaise à Marseille), Emio Greco et Pieter C Scholten ont été invités à chorégraphier  L’Étranger. Les deux artistes ont précédemment travaillé sur Théorème de Pasolini et la Divine comédie de Dante Alighiéri. Penser à ce duo pour porter à la scène de manière chorégraphique l’œuvre littéraire éponyme de Camus est d’autant plus signifiant que, l’un italien et l’autre néerlandais, sont étrangers à la France, à son histoire et qu’ils peuvent ainsi entrer dans l’universalité tragique portée par le personnage de Camus sans qu’interfère une quelconque polémique concernant son interprétation.

Avant la première qui a lieu le 6 novembre prochain au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix en Provence, Emio Greco a accepté de répondre à nos questions lors d’un entretien téléphonique.

L’Etranger, Emio Greco, crédit photo Alwin Poiana.

Est-ce qu’accepter cette demande d’adapter chorégraphiquement l’œuvre de Camus vous a paru difficile ?

Tout le monde connaît ce livre, l’a lu et relu et c’est aussi ce que nous avons fait, ce qui nous a paru intéressant c’est cette question de l’étrangeté et de l’absurdité du monde et comment la porter sur scène par la danse. C’est cela qui m’a plu, passer à travers la danse et donc de ne pas mettre en scène le livre, cela donne une grande liberté. L’œuvre de Camus ne laisse pas indifférent et suscite toujours des polémiques mais ici il s’agit de traduire par le corps cette absurdité à laquelle son personnage se confronte, de montrer comment par les gestes on peut communiquer sans dire mot. Comment on peut traduire ce sentiment d’étrangeté au monde et à soi-même qui habite Meursault.

Le corps que vous donnez à voir sur scène offre une puissance, une rigueur et une rapidité dans l’exécution des mouvements qui est votre signature. Comment à partir de votre « être en danse » êtes-vous passé à « l’être au monde »  de Meursault ?

Emio Greco dans Double Points

Je me suis beaucoup interrogé sur ma gestuelle et ma physicalité pour savoir ce que je pouvais garder ou transformer pour traduire ce hurlement de l’intérieur. Je me suis rendu compte que Meursault qui semble indifférent aborde en fait la vie par sensations qu’il est touché par la lumière, la chaleur, qu’il a un rapport très sensuel avec l’environnement. On peut dire que Meursault touche le monde à travers sa peau, c’est un contact sensuel avec ce qui l’entoure et notamment la nature, on le sent très bien lors des grandes descriptions qui décrivent le soleil, la chaleur, les couleurs de ce qui l’entoure.

L’Etranger, Emio Greco, crédit photo Alwin Poiana.

Les lampes utilisées sur les panneaux délimitant l’espace scénique représentent le monde extérieur, l’environnement, les objets, les gens. Symboliquement chaque lampe est une personne, le quatrième panneau de cet espace étant le public et donc le personnage est seul mais entouré d’une foule abstraite. Cette foule anonyme lui permet de s’évader de l’histoire, d’être comme étranger à l’histoire collective.

Meursault est un personnage fictionnel mais il atteint aussi à une certaine universalité, il est en quelque sorte l’étranger intégral. Comment l’avez-vous exprimé par la danse ?

On est toujours l’étranger de quelqu’un mais on peut être aussi étranger à soi-même et c’est cela qu’on a essayé de montrer, de dire par la danse. Comment proposer une danse dans laquelle je me confronte à ma propre étrangeté, où j’accepte de  reconnaître un geste, des signes. Comment gérer le décalage entre ce qu’on veut faire et ce qu’on est vraiment. Toutes ces questions m’ont amené à mettre à contribution ma propre physicalité à essayer de comprendre ce qui est reconnaissable de moi, à accepter ma propre étrangeté à travers ma gestuelle. A accepter que je danse comme ça parce que je réagis à certaines choses et donc à casser des codes. J’ai horreur de l’harmonie en danse, j’ai besoin de trouver d’autres correspondances que la danse qui semble couler d’elle-même. C’est aussi ma propre condition d’étranger qui m’a permis de trouver ce processus de création et de travailler sur ce décalage entre ce qu’on est et ce qu’on veut montrer ou ce que les autres attendent de vous.

On a hésité à faire intervenir d’autres participants mais le solo figure comme un condensé d’étrangeté. Faire entrer un autre personnage facilitait le fait qu’on est toujours étranger à l’autre dans son altérité irréductible mais on voulait aussi montrer que le personnage est d’abord étranger à lui-même et de ce point de vue le solo était parfait.

L’Etranger, Emio Greco, crédit photo Alwin Poiana.

Meursault se trouve confronté a une sorte de déïté : la nature qui le submerge, c’est là qu’il devient étranger à lui-même. Il n’est même pas conscient de ce qu’il a fait, il est dépassé par l’absurdité de son acte, il ne le met en relation qu’avec la chaleur accablante : […C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas…]  et n’a donc aucun mot pour se défendre ou l’expliquer. Il est soumis à une sorte de fatalité qui le dépasse, ici représentée par une chaleur et une lumière écrasantes.

C’est un énorme défi d’avoir porté cette pièce sur scène, lui donner chair a été plutôt angoissant ou cela vous a-t-il procuré du bonheur ?

L’angoisse est toujours là, c’est inévitable dans toute création mais beaucoup de bonheur aussi dans le sens où il a fallu penser autrement, trouver de nouveaux chemins qui ont conduit à des espaces de liberté pour transcrire  ce texte. Entreprendre de changer de forme aussi.Trouver un nouveau langage pour donner corps et chair sur scène à ce texte et ça c’est un vrai bonheur.

***

Infos pratiques

Gageons que ce bonheur sera partagé par les spectateurs, l’intelligence du texte (que l’on peut aussi relire !), le regard compréhensif d’Emio Greco et de Pieter C Scholten sur le personnage de Camus et l’énergie déployée pour en donner une interprétation chorégraphique, tout laisse à penser que l’émotion sera là. Pour la partager, deux rendez-vous en France cet automne, avant une tournée en 2014 :

Première le 6 novembre au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix en Provence et jusqu’au 9 novembre 2013.

 Puis :  Evian-Thonon le 15 novembre 2013/Théâtre de Liège le 11 février 2014 /A Istres le 20 mai 2014/Théâtre National de Nice les 23 et 24 mai 2014.

Pour plus d’informations voir le calendrier des spectacles. Emio Greco et Pieter C Scholten développent parallèlement à leur travail de création un travail de transmission et de recherche chorégraphique dans le cadre de ICKamsterdam.

ICK Amsterdam from International Choreographic Arts on Vimeo.

Image de Une, L’Etranger d’Emio Greco, crédit photo Alwin Poiana.

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