Le NDT 1 n’était plus venu à Berlin depuis 15 ans. Une attente presque inhumaine pour le public berlinois qui a répondu plus que présent à l’invitation : quatre représentations, quatre soirées à guichets fermés. Créé en 1959 par Rudi Van Dantzig et Hans Van Manen, le NDT sera régi, guidé et modelé par le génialissime Jiří Kylián (1975-1999).
Le style chorégraphique de la maison se résume en une ouverture sur le monde et une gestuelle puissante à la fluidité inégalée, qui épouse l’esprit des danseur-ses « made in NDT ». Actuellement dirigé par l’Anglais Paul Lightfoot, le NDT 1 a la particularité de compter de nombreux chorégraphes résidents et associés : Paul Lightfoot et sa co-équipière Sol León (qui créent ensemble depuis une vingtaine de saisons), mais aussi les Suédois Johan Inger et Alexander Ekman, la Canadienne Crystal Pite, le Français Medhi Walerski, l’Israélienne Sharon Eyal, l’Allemand Marco Goecke, etc. Lightfoot aime rappeler qu’il est important « de regarder le passé sans rester fixé sur celui-ci ». Une devise qui se trouvait merveilleusement synthétisée dans les quatre pièces présentées au Haus der Berliner Festspiele.
En entrée, « Shoot the Moon » de Sol León et Paul Lightfoot. Un huis clos à la Mats Ek qui explore la vie de couples, leur solitude et leurs troubles, leurs joies et leurs regrets. Deux femmes et trois hommes, élégamment vêtus de costumes et de robes soyeuses, défilent sur un plateau pivotant composé de trois pièces. Leurs murs tapissés de motifs vieillots, rappelant des azulejos, ajoutent une touche de fatalisme à ce quotidien d’une tension déjà palpable. Des histoires banales et sublimes à la fois. La scène est surmontée d’écrans pour mieux démultiplier les plans : une caméra voyeuriste filme l’envers du décor, le hors-scène qu’on ne saurait voir. Comme dans un film muet, elle approfondit le récit en scrutant de près les expressions des protagonistes tourmentés. Mention spéciale à Parvaneh Scharafali qui transpire d’érotisme et de non-dits.
Les solos et duos s’enchaînent et nous plongent dans l’univers du refoulé. Les corps s’accentuent, les visages se crispent. La gestuelle, subtile et presque « loquace », est d’une précision inouïe : aux longues pauses en arabesque succèdent des mouvements de mains et de bras d’une rapidité extrême. Le mouvement, limpide, serait-il plus parlant que la parole ? Comme si les mots jamais ne sortaient ou jamais ne s’entendaient ? Parfois un cri s’échappe, se crache, tant le tourment est grand. Roger Van der Poel (vibrant !) exprime ainsi son dégoût à sa main qu’il tente, en vain, de repousser… Les pieds, quant à eux, s’étirent en flex tel un soupir. Des fenêtres s’ouvrent et des portes se ferment sur un concerto pour piano de Philip Glass, qui obsède. Tournerait-on en rond ? Pour conclure, une femme, dos au public, enlace un homme. Sur les écrans, une autre, face à son partenaire, disparaît de l’image. Jolie métaphore pour décrire les aléas de la vie… et de l’amour.
Sur de mélancoliques partitions de Max Richter, la seconde pièce de Sol León et Paul Lightfoot (leur plus récente pièce créée à ce jour) explorait le sujet de l’adieu et de la transformation. Chorégraphié pour sept danseur-ses, « Stop-Motion » utilise les mêmes procédés : mouvance de l’espace, importance de la caméra, minimalisme des décors. La fille des chorégraphes, Saura, arborant une sorte de collerette en éventail, est filmée de dos, en noir et blanc, en train de pleurer, de se retourner, de reculer, souvent en slow motion. Les danseur-ses envahissent en même temps l’espace, se l’approprient. Les corps se confondent en une intense fluidité. Des pirouettes dans le sol, pointées à la cheville, succèdent aux arabesques/attitudes en plié. Trente-six minutes très physiques mais jamais les chevillent ne tremblent, jamais les genoux ne flanchent.
Le langage de León/Lightfoot est cependant plus mesuré, plus calme que dans la première pièce. Les mouvements se font encore plus profonds en décélération. León/Lightfoot chorégraphient en symétrie et soulignent avec justesse le leitmotiv, comme dans ce dernier enchaînement débutant en grand plié en première. Puis, la danseuse part, son partenaire la suit, on s’emmêle et on reprend. Ces danseur-ses sont décidément déments et maîtrisent leur mouvement en toute limpidité, tel le puissant Prince Credell qui évolue dans un nuage de farine. D’autres danseur-ses le rejoignent pour se perdre (et s’attacher) dans ce labyrinthe de tristesses.
Marco Goecke, qui a déjà une pièce au répertoire du Staatsballett de Berlin (« And The Sky On That Cloudy Old Day. »), venait présenter « Thin Skin ». Il se démarque comme l’« oiseau rare » de la jeune génération des chorégraphes allemands, en engendrant des mutations surprenantes : jeux de lumière innovants, mouvements précis et saccadés, concentration sur les bras et les mains, propos iconoclastes. « Thin Skin » est un hommage à Patti Smith. Selon l’icône du rock punk : « L’esprit est une image. Et là, dans le coin, il y a l’allusion d’une spirale. Peut-être est-ce un virus. Peut-être est-ce un tatouage de l’esprit. »
Goecke nappe justement ses danseur-ses de tuniques double-peau sur lesquelles sont dessinés… des tatouages ! En quête d’onirisme, ces neuf danseur-ses nous convient aux confins de l’hallucinant, dans un univers où les changements de rythme sont abrupts (parfois trop). Goecke exige du danseur la plus grande dextérité pour que son haut du corps frétille de manière insolite, « comme si ses bras volaient de ses propres ailes ». On retiendra surtout la carrure du ténébreux Jorge Nozal, qui nous dévoile son dos à contre-jour, travaillé de muscles tel un buste sculpté au couteau.
La meilleure surprise, ce fut Crystal Pite avec son poétique « Solo Echo ». Cette chorégraphe canadienne, ex-danseuse de chez Forsythe, a travaillé avec le Ballet Cullberg, le Ballett Frankfurt et le Cedar Lake Contemporary Ballet. La neige tombe en fond de plateau, entre bourrasque et accalmie. Les sonates de Brahms pour piano et violoncelle viennent enrober de leur sincérité les corps des sept danseur-ses qui se déploient tout en apesanteur. Inspiré d’un poème de Mark Strand, intitulé « Lines of Winter », « Solo Echo » joint et disperse les lignes, compose et décompose les corps emplis d’une énergie voluptueuse. Les danseur-ses s’entrelacent, s’empilent tels des dominos. Dans les duos de la première partie, tout comme dans les ensembles (encore plus singuliers) de la seconde, les corps, aussi souples qu’athlétiques, dérapent à l’infini, entre portés enlevés et chutes contrôlées, formant dans l’espace une horizontalité. L’écriture innove sans jamais perdre de sa théâtralité : une danseuse rampe sur les pas de son partenaire en train de reculer. « Solo Echo » est peut-être l’œuvre la plus abstraite des quatre pièces présentées par le NDT 1.
Tant de créativité foisonnante, vouée à sans cesse réinventer le mouvement, ne peut que laisser bouche bée. Tant que le NDT existera, la danse a un bel avenir devant soi.
Nederlands Dans Theater 1 : Shoot The Moon & Stop-Motion de Paul Lightfoot et Sol León, Thin Skin de Marco Goecke, Echos Solo de Crystal Pite
Haus der Berliner Festspiele, du 28 au 31 octobre 2015
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Crédits Image de Une : © Rahi Rezvani