Peut on être féministe et aller voir « Kiss me, Kate » au Châtelet ?

Pourquoi aime-t-on tant les comédies musicales ? Est-ce le talent des artistes, aussi bons danseurs que chanteurs et comédiens ? Sont-ce les mélodies qui restent en tête une fois la soirée finie ? Les décors, les costumes, les artistes, qui donnent l’impression de voir tout à la fois un son et lumière, un défilé de mode et un cabaret ?

Ce que j’aime dans les comédies musicales, c’est qu’elles racontent des histoires. Elles viennent compléter, dans notre vaste appétit de spectacles dansés, les mises en scènes contemporaines, déstructurées et abstraites, qui nécessitent un effort d’interprétation poussé – elles, elles nous racontent, nous emmènent de péripéties en rebondissements, et nous invitent, sous couvert de fiction, à rêvasser à nos propres aventures.

Kiss me, Kate , qui entre au Châtelet pour réchauffer notre mois de février, est une excellente comédie musicale. Un argument en mise en abîme – une troupe qui joue La Mégère Apprivoisée se retrouve aux prises de femmes indomptables, dressées à coup de fessées – au texte travaillé jusque sur les panneaux des décors, et pour régaler nos lecteurs dansophiles : qui fait la part belle à la chorégraphie. Mais pour les féministes, ça restera un plaisir un peu coupable.


Kiss me Kate, une comédie musicale modèle du … genre.

La mise en scène (par Lee Blakeley, un habitué de la comédie musicale au Chatelêt puisqu’il s’agit de sa sixième !) : brillante. On passe de coulisses à la scène, on suit le jeu de miroir des pièces, on est emporté dans un tourbillon de sexy au rythme des intrigues amoureuses.

Les décors et les costumes (par Charles Edwards et Brigitte Reiffenstuel, respectivement) : magistraux. On voyage de l’Angleterre élisabéthaine aux années 50, en faisant évoluer les personnages dans des structures dynamiques qui défient les lois de la gravité et qui rappellent, tout en les défiants, les codes du théâtre.

Les interprètes : talentueux à souhait, drôles, précis, et qui épatent toujours par leur polyvalence, leur énergie et leur sens du « show ». Les femmes sont sublimes de féminité et les hommes sont puissants (on est tous un peu tombé amoureux de Thierry Picaut, notre frenchy qui joue le petit rôle d’Hortensio).

La musique de Cole Porter, savamment interprétée par l’Orchestre de chambre de Paris et dirigée par David Charles Abell, si elle est moins connue qu’un Singin in the Rain, est toute aussi entrainante.

Les chorégraphies (de Nick Winston, qui a lui-même dansé dans le Kiss me Kate de Blakemore en 2001) : du pur bonheur, qui ne nous est pas si souvent permis d’admirer sur les scènes parisiennes, allant du jazz au bal classique en passant par les claquettes.

KMK-actu

Mais n’oublions pas que les comédies musicales racontent des histoires, et les histoires ont un sens. Lors de la sortie de la pièce en 1948 (qui est la version mise en scène ici), on a vu en Kiss me, Kate une exorcisation du besoin de contact humain face à la peur de la perte, peu après la Deuxième Guerre Mondiale (et pas si loin de la libération sexuelle).

Kiss me Kate est donc une mise en abîme de La Mégère apprivoisée, de Shakespeare – pour ceux qui ne l’auraient pas lue : tout est dans le titre ! Dans Shakespeare, un gentilhomme en quête de riche héritière, Petruchio se contente d’une laide au caractère de cochon, Katherine, et finit par réussir à la dompter (joie, bonheur de la conclusion) – dans Kiss me Kate, le coureur de jupons qui joue Petruchio réussit à dompter sa Kate à coup de chantage émotionnel et de fessées violentes, pour se finir dans une chanson louant les mérites de la femme docile et aimante.

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La pièce de Shakespeare, de 1594, n’était déjà pas franchement féministe; cinq siècles n’auront pas arrangé les choses dans sa version musical des années 1950. Et en 2016 : le texte n’ayant pas changé, les spectateurs/rices qui, comme moi, grinçaient des dents en entendant les paroles de la chanson de clôture (« I am ashamed the women a so simple, To offer war where they should kneel for peace, Or seek to rule, supremacy, and sway, When they are bound to serve, love and obey »), n’ont pu se contenter que d’un bref aperçu de doigts croisés derrière le dos de la Kate nouvellement domptée (ce qui, nous en conviendrons, n’est pas particulièrement plus féministe).

Aurait-il fallu réécrire Kiss me Kate ? En ces temps troubles, la comédie musicale est un bon moyen de nous réchauffer les esprits et coeurs; malheureusement, j’en ai aussi retenu qu’il ne faisait pas particulièrement bon être une femme, en 1594 comme en 1948.

Pour les féministes, hommes ou femmes, Kiss me Kate c’est un plaisir un peu coupable : ça vaut le coup de fermer les yeux pour apprécier l’entertainment à sa juste valeur mais juste au cas où, n’oubliez pas d’expliquer aux jeunes femmes influençables du public que c’est là un saut dans l’histoire !

Infos pratiques :

http://chatelet-theatre.com/

Quand ? Du 3 au 12 février 2016

Combien ? De 25 à 98 euros

Pour qui ? Les amateurs de comédies musicales « par excellence », ceux qui manquent de chaleur en hiver, les fans de Cole Porter

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