Jaguar, scène de chasse poétique de Marlène Monteiro Freitas

JAGUAR-de-Marlene-Monteiro-Freitas-©-Uupi-Tirronen.

Jaguar est intrigant,  déstabilisant, décapant, d’une « bargitude » assumée. On rit, on s’étonne, on  se surprend à être touché par ce drôle d’univers que la chorégraphe cap-verdienne, basée au Portugal, nous invite à visiter.

Sur le plateau resserré par un rideau de scène en forme de U, une immense statue de cheval bleu (clin d’œil voulu au Blaue Reiter), trois marches d’un escalier qui ne débouche sur rien, un sol bleu, des serviettes de toilette, deux personnages, corps de cuivre étincelant, peignoirs et chaussettes blanches, casques d’entrainement au combat, blancs également, lunettes de plongée, faces grotesques aux bouches de carpe koï d’un rouge sanglant et aux sourcils redessinés comme les masques du théâtre chinois.

Jaguar, Marlene Monteiro Freitas Andreas Merck @ Laurent Paillier.
Jaguar, Marlene Monteiro Freitas Andreas Merck @ Laurent Paillier.

La provocation s’invite dans le spectacle comme la poésie et la subversion des images. Marlène Monteiro Freitas avec la complicité active d’Andréas Merk propose une danse de couple qui revisite, un imaginaire collectif. On y croise l’énergie du  carnaval, du sport, des danses de salon (rock, tango dans de très beaux duos), on s’amuse des duos comiques du cinéma muet ou de l’outrance du cinéma expressionniste allemand, on pense reconnaître les citations de certaines œuvres (Le Baiser de Klimt lors d’un duo siamois où les deux danseurs sont reliés par leurs bouches grandes ouvertes) ou à des monuments de l’histoire de la danse (Hexentanz, Le Sacre du printemps). Un mot sur l’interprétation très libre que fait la chorégraphe de ce dernier qui devient  un grand ménage de printemps où les protagonistes s’employant à astiquer tout ce qui leur tombe sous la main se souillent d’autant plus donnant une interprétation forte de ce rite sanglant comme une façon de dire qu’à se plier à certaines coutumes on en perd sa pureté ou son humanité.

Jaguar, Mylène Monteiro ©Uupi Tirronen Zodiak
Jaguar, Mylène Monteiro Freitas ©Uupi Tirronen Zodiak

Jaguar se déploie comme un cadavre exquis, on passe du spa, au cours de tennis, on monte un escalier-podium, on s’agite, on trottine, on chasse les mouches, et on s’égare parfois, on croise des spectres, on s’interroge sur le pourquoi du comment de ce titre Jaguar ? Référence aux capacités de chasseur de l’animal, ou idée que les hommes sont les prédateurs ultimes…la chorégraphe définit sa pièce comme une « scène de chasse hantée ». Hantée par l’esprit du dieu-jaguar,  dieu de la pluie, très présente dans la bande-son ? Tout est prétexte à interprétation, Jaguar ne cesse de nous dérouter et de laisser libre cours à notre imaginaire, la pièce peut se lire comme un poème surréaliste dont l’incohérence apparente ferait la nique à l’absurdité du monde réel.

Pendant 1h45 les deux performeurs nous baladent dans leur monde cinglé,  entre gestuelle animale et robotisée, ils nous captivent par leur présence physique, une gageure puisque l‘emprunt aux marionnettes est explicite et que le procédé pourrait lasser. Puissance physique, exubérance joyeuse et jeu des regards donnent humanité aux deux danseurs. Et  les regards de ces deux là vous transpercent et vous clouent sur place : regard inquisiteur, regard fou, yeux révulsés qui accompagnent le corps en transe, regard complice lors d’un tango amoureux.  On retrouve le décalage de certaines propositions vues chez François Chaignaud et Cécilia Bengolea avec lesquels la chorégraphe a déjà collaboré, on se laisse embarquer par un ailleurs culturel ou une relecture d’un patrimoine partagé. On s’émerveille de la façon dont la chorégraphe nous entraîne dans sa lecture hantée et foutraque du monde tout en maintenant une précision et une exigence dans l’écriture chorégraphique. Certes, il y a parfois quelques longueurs et certains passages pourraient être abrégés sans dommage pour l’unité de la pièce mais quelle énergie, quelle invention et quelle jouissance à partager !

Où et quand ?

Jaguar

Choréographie | Marlene Monteiro Freitas (with Andreas Merk).Performance | Marlene Monteiro Freitas, Andreas Merk. Lumière et espace | Yannick Fouassier. Son | Tiago Cerqueira. Recherches| João Francisco Figueira, Marlene Monteiro Freitas. Accesoires scéniques | João Francisco Figueira, Miguel Figueira. Remerciements | Betty Tchomanga, Avelino Chantre. Production | P.OR.K (Lisbon, PT). Co-production des CDC 2016.

Vu le 30 janvier 2017 CDC-Pacifique Grenoble dans le cadre du Concentré de danses 

À voir Lundi 27 mars 20h Jaguar | Marlene Monteiro Freitas (1h45) Théâtre de l’Oiseau-Mouche, Festival Le Grand Bain àRoubaix

Image de Une, visuel de Jaguar de Marlene Monteiro Freitas © Uupi Tirronen.

 

 

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