Anne Le Batard, Cie Ex Nihilo : portrait de groupe en extérieur

La compagnie Ex Nihilo a profité de sa courte résidence à l’Amphithéâtre de Pont-de-Claix, en préparation de deux représentations de son travail, pour ouvrir son training quotidien à d’autres danseurs. Sa chorégraphe, Anne Le Batard porte un T-shirt au dos duquel le mot accueil est écrit et après trois jours passés à s’entrainer avec elle et ses danseurs, on se dit que ce petit mot concentre l’essentiel de leur posture. On a envie à son tour, après le partage d’un travail physique, d’accueillir la parole de la chorégraphe sur sa démarche d’artiste.

La Cie Ex Nihilo a la spécificité de danser en extérieur, pourquoi ce choix ?

C’est un choix fondateur de la compagnie que de sortir des théâtres et de travailler dans l’espace public. Avant de penser à la forme des spectacles, il s’agissait pour nous d’établir une relation avec la vie,  le quotidien des gens dans la rue et par là-même de se créer un public. Ce principe du travail en extérieur a été un des principes de base puisque pendant les six premières années de notre existence nous faisions même les trainings dehors. Ensuite lorsqu’on s’est davantage structurés et que l’on a mieux compris nos nécessités physiques, on a recommencé à utiliser des studios de danse, pour à la fois construire notre physicalité en préparation à l’extérieur et avoir un réconfort du corps par un travail de contact avec le sol moins préoccupé de la rudesse de l’extérieur et permettant de détendre les tensions physiques. Cependant même si le training est effectué en studio, il est affiné dans la perspective que tout le travail va être mis en jeu à l’extérieur.

Ce type de travail, en plus d’une forte physicalité semble demander une adaptation permanente à l’environnement puisque par définition celui-ci n’est pas dédié au spectacle mais vit par tout ce qui l’habite ou le traverse ?

Oui, au départ on réécrivait en permanence nos spectacles pour s’adapter aux conditions mouvantes du dehors. En extérieur, il y a une instabilité quasi permanente, c’est la différence fondamentale dans le rapport au mouvement. Lorsqu’on arrive sur un plateau, globalement on sait à quoi s’attendre, le sol peut être plus ou moins dur, mais les repères des quatre faces dont une ouverte sur le public restent les mêmes et permettent d’aller ailleurs dans le mouvement parce qu’on est libéré de ce rapport là qui est connu. En extérieur, il y a une mobilité du lieu qui est devenue aussi un élément fondateur parce qu’on est constamment en réajustement dans notre rapport à l’espace. Parmi les fondamentaux de la danse contemporaine, on parle du rapport à l’espace, du  poids du corps et du rythme, la Cie s’est bien sûr affirmée dans son travail autour de ces fondamentaux mais aussi avec l’extrême mobilité de l’espace imposée par le travail au dehors. Avec l’expérience on pourrait faire un lexique des qualités de sols et des degrés de contraintes qu’ils nous imposent, on est désormais capables de lire un sol dès qu’on arrive in situ. Nous dansons par tous temps et dans tout espace. La conséquence étant que chaque fois qu’on arrive quelque part, il s’agit de réadaptation, vigilance, vivacité,  qui vive, tout un rapport du dedans-dehors dont j’ai un peu parlé dans le training parce que le travail en extérieur exige un aller-retour entre soi et l’environnement, entre soi et les autres. C’est un dosage entre l’intériorité nécessaire du danseur et une vigilance permanente concernant tout ce qui peut arriver dans cet environnement : modification de la qualité du sol, débris, gens qui passent, dégradation du climat, etc. Cette adaptation quasi instantanée pour se réajuster aux conditions mouvantes permet de ne pas limiter la danse, si un jour le sol est plus glissant on va essayer de garder le même rapport physique qu’on désire dans notre danse : engagée, dans des élans, des prises de risques et on ne veut pas la réduire parce que l’extérieur impose d’autres contraintes que le studio. Ces postulats de départ nous ont amené à reconstruire une préparation dans le training, un rapport permanent entre ce dedans-dehors et à développer le rapport entre danseurs. Notre espace de jeu est toujours différent, on n’a plus les mêmes repères que la scène, il y a une in-tranquillité par rapport à la boîte noire où les repères d’espace sont plutôt constants. La vigilance permanente au partenaire est donc fondamentale. Et dans tout ce qui est prise de risque, une forte solidarité, un soutien des autres est absolument nécessaire. J’apprends où est mon partenaire sachant qu’on évolue dans un espace changeant, je ne peux pas lui dire, je ne t’ai pas vu … Ce choix de se déplacer à l’extérieur pour danser a modifié notre appréhension des fondamentaux de la danse contemporaine.

Il me semble, en travaillant avec vous, que ce qui émerge est la notion de co-responsabilité entre partenaires de danse. Il se dégage de la Cie une attention bienveillante à l’autre que l’on trouve rarement dans un travail d’échauffement partagé avec des personnes extérieures.

Oui, ces notions de responsabilité partagée émergent  des difficultés du milieu dans lequel on intervient et sur un plan plus personnel, quand je danse, j’ai besoin d’une étroite connivence avec mes partenaires, d’un partage réel dans le faire. Cela fait vingt ans que la Cie existe avec des personnes qui sont là depuis très longtemps, d’autres qui sont passés plus rapidement mais il y a comme un enracinement qui permet de transmettre, peut-être pas une philosophie mais un esprit de travail autour du partage et de l’accueil. Si on accepte d’ouvrir les trainings, on prend le risque d’avoir des personnes de niveaux différents voire des non danseurs, on fait avec, sachant que si on a un vrai besoin de pousser notre travail ça se fera après. Il me semble que chacun peut travailler de là où il est mais dans le même esprit. On aime progresser dans notre pratique mais aussi voir les autres progresser, accueillir de nouveaux publics et faire la promotion de nos spectacles lorsqu’on répète dans la rue.

Comment concevez-vous vos pièces dans la mesure où votre travail peut être perçu à 360 degrés, votre public étant par définition non fixé à un siège.

Cela dépend des pièces, une partie des spectacles d’Ex Nihilo se déroule dans des lieux qui ont été choisis et donc la place du public aussi, pour d’autres pas du tout. Pour la première pièce, tout se passait le long d’une façade et le public se plaçait en face.   Le choix se fait lors de l’écriture du spectacle : c’est le lieu et comment on y travaille qui nous amène à décider de la place du public et de la relation plus ou moins impliquée que nous aurons avec lui.  Dans Trajets de vie, les spectateurs sont libres de se placer où ils veulent, proches ou lointains, et de rester toute la durée de la performance (2heures) ou quelques minutes. C’est un spectacle qui s’adresse autant aux spectateurs conviés qu’aux passants. C’est l’aboutissement de six années de recherche et d’expérimentation où nous avons posé l’acte de danser au milieu de la ville au centre de nos préoccupations. On a expérimenté cette forme à Marseille en 2006 pendant six mois dans le quartier de Belsunce où nous étions en résidence dans un atelier d’artistes plasticiens : La Compagnie implantés dans le quartier autour d’un projet de territoire. On improvisait pendant deux heures dans les rues sans musique et on voyait ce qui se passait. Cela nous a permis de creuser  le fait d’être danseur dans la ville sans produire un spectacle, simplement pour la beauté et la gratuité du geste, ça nous a fait grandir dans notre rapport à l’espace, à la performance, et au public. Le fait d’être invité par des plasticiens, nous a libéré, d’une certaine manière, du rapport au spectaculaire, et au contexte de festival : un spectacle, un public et nous a ainsi permis de questionner nos formes de représentations ainsi que notre rapport au public, et quel public. La danse s’est peu à peu affirmée au milieu des passants qu’importe qui regarde, on est dans l’acte de « je danse dans un espace habité ». Trajets de vie est donc issu de cette longue période de mise en jeu quotidienne dans des rues habitées. Le spectacle dure deux heures, il y a des éléments reconnaissables quatre personnes avec des costumes et des accessoires et des solos spécifiques mais la structure est complètement évolutive en fonction des quartiers et des villes où l’on joue. L’enjeu des Trajets de vie est pour nous dans la relation au spectateur, lui faire comprendre qu’il ne va pas voir un show mais lui faire accepter de se laisser parfois embarquer dans la disparition ponctuelle des danseurs, de prendre de la distance avec la danse et de considérer qu’il va regarder un morceau de ville révélé par des danseurs.

Est-ce la même démarche « citoyenne »  qui vous amène en Afrique du Sud, invités pour la deuxième fois par un architecte-plasticien ?

La rencontre avec Doung Jahangeer s’est faite sur un commun de l’intention, comme nous il sillonne les villes et ses parcours pédestres pendant dix ans dans la ville de Durban et l’ont amené à réfléchir sur comment l’architecture contraint ou pas les tracés fondamentaux des passants. L’an dernier Doung nous a invités pour réaliser un projet avec les car-guards de Durban, proposition déroutante au départ. On ne savait comment démarrer et  l’idée qu’on partage le même espace s’est avérée vaine. Quel point commun entre moi qui gagne ma vie en dansant sur le trottoir et eux qui survivent de la rue et du trottoir ? C’était très perturbant parce qu’on n’a pas seulement un phénomène sociétal mais cinq personnes qui nous livrent leur vie. Nous avons rassemblé cette rencontre, leurs témoignages et nos réactions dans une performance que nous avons présentée à Durban puis à Marseille.  Je suis très contente de retourner à Durban cet été, pour les revoir et essayer de garder un lien car même si les limites à ce genre d’action sont très vite là, ce sont des rencontres tellement fortes qu’elles bouleversent en profondeur et qu’il est primordial de les saisir lorsqu’elles se présentent. Par ailleurs, cette démarche de partir à l’étranger fait partie intégrante d’Ex Nihilo. Le Nom du lieu qui est notre dernière création nous a vraiment transportés dans des villes et des pays très différents. Filmer des  solos réalisés dans des villes motivantes, la plupart du temps gratuitement mais avec une porosité pour les rencontres qui nous a conduit dans des endroits qu’on n’imaginait pas comme les pays arabes et notamment l’Égypte. Ce projet nous a amené à visiter des lieux de marge dans les villes.

Le Nom du Lieu (étape de travail à Klap) from Compagnie Ex Nihilo on Vimeo.

Danseurs-Arpenteurs de villes, la Cie Ex Nihilo donne de l’épaisseur aux lieux qu’elle investit. Se donner en spectacle, dessiller l’œil du passant sur la façade, la rue, la place qu’il traverse au quotidien sans les voir, rendre ces lieux à nouveau vivants, propices aux échanges, une aventure à suivre !

 Rendez-vous  de l’été :

du 5 au 7 juin : CREATION Le Nom du Lieu à Paris avec 2r2c. Représentations à 22h : rue Simone Weil 75013 les 5 et 6 juin (M° Maison Blanche) / Place d’Alexandrie le 7 juin (M° Sentier)

le 24 juin : Le Nom du Lieu à 22h chez KLAP Maison pour la danse à Marseille

du 24 au 27 juillet : Le Nom du Lieu au Festival Chalon dans la rue In. Représentations à 23h45 les jeudi 24 et vendredi 25 juillet / à 23h15 les samedi 26 et dimanche 27 juillet 2014

Et pour en savoir plus sur le travail de la compagnie et suivre les tournées : Ex Nihilo

site internet : http://www.exnihilodanse.com/

facebook : https://www.facebook.com/pages/Compagnie-Ex-Nihilo/591411160869129

vimeo : http://vimeo.com/user9247260/videos

Image de Une, Cie Ex Nihilo,  Le Nom du lieu, en avant première à Pont-de-Claix mai 2014, photo Cie Ex Nihilo tous droits réservés.

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