Parcours d’artiste : Latifa Laâbissi de la nécessité de la transgression

Portrait de Latifa La‰bissi, par Caroline Ablain, Rennes, Juin 2010.

J’ai rencontré Latifa Laâbissi lors d’une semaine de workshop sur le thème de la sorcière, cette idée de la sorcière comme figure de radicalité et le travail qu’elle avait mené sur Hexentanz de Mary Wigman me rendaient curieuse. Au-delà, de l’expérimentation, ce temps partagé m’a donné envie de me plonger davantage dans son univers. Après son parcours de formation qui la mène au Studio Cunningham de New York, elle revient en France comme interprète pour plusieurs chorégraphes, Jean-Claude Gallotta, Georges Appaix, Loïc Touzé, Robyn Orlin, Jennifer Lacey, Dominique Brun et Boris Charmatz. Chorégraphe, performeuse, elle crée ses premières pièces dès 2002 I love like animals et notamment en 2006 le fameux Self portrait camouflage. En 2008, elle crée Figure project, association porteuse qui lui permet de développer le projet Extension sauvage depuis 2010 : « une aventure chorégraphique en milieu rural qui se décline sous la forme d’un programme pédagogique pour enfants et adultes, et d’un festival, […] elle est pensée sur trois ans et spécifiquement pour un territoire allant de Combourg à Bazouges-la-Pérouse, en Ille-et-Vilaine. »

Ecran sommambule, Latifa Laâbissi (c) Nadia Lauro.

 

Dire cela, c’est dire un peu, trop peu de ce qui anime Latifa Laâbissi. Son intérêt pour les figures problématiques marginales ou radicales, les signes du travestissement social, les assignations multiples, le rapport à la norme et à l’écart, la révélation et le décryptage d’une anthropologie des signes sont autant de sujets qui l’agitent. Pour les exprimer, les faire exister, elle puise dans une gestuelle quasi expressionniste s’autorisant à convoquer les grandes figures de modernité de la danse des années 20 : les Wigman, Valeska Gert ou Dore Hoyer. Trois figures à travers lesquelles, la violence sociale s’exprime par le corps. Corps grimaçants, tordus, travestis sous les masques ou les oripeaux, corps qui parlent de ce qui nous traverse, nous défigurent et nous révèlent tout à la fois.

Adieu et merci, Latifa Laâbissi (c) Nadia Lauro.

Questionnée sur ce choix assumé de mettre en scène des identités instables, Latifa Laâbissi revient à son identité de femme d’origine immigrée, minoritaire ayant toujours dû négocier que ce soit avec la sphère intime ou à travers son choix du régime de l’art comme mode d’expression. Une façon de métaboliser ces rencontres d’altérités permanentes et de les travailler. Les pièces de la chorégraphe nous touchent là où ça fait mal, à ces endroits du refoulé profond, qu’elle capte avec l’instinct de l’animal aux aguets et performe sur scène.

Consul et Meshie, Latifa Laâbissi (c) Nadia Lauro.

Qu’elle questionne la dés-identification ou sur le rapport nature/culture comme dans Consul et Meshi, la chorégraphe refuse de « gommer la crise », d’être séduisante (autre assignation possible dans le monde du spectacle), elle considère le corps comme un lieu de signalement, qui nomme en creux nos états de contrôle. Corps qui révèle notre chaos intérieur comme réponse à la violence extérieure.

SELF PORTRAIT CAMOUFLAGE de Latifa Laâbissi © Nadia Lauro.

Interrogée sur le processus de création notamment de Self portrait camouflage, la chorégraphe parle d’un aller-retour entre le refoulé et ses résonances, pour elle, la partition de la pièce s’écrit sans hiérarchie entre l’inconscient et le théorique (Latifa est nourrit d’essais anthropologiques, philosophiques ou sociologiques), le corps s’organise dans une nouvelle économie, un nouvel agencement de signifiants. Cette pièce donnée au Moma en janvier 2017 a provoqué une polémique autour du port par la chorégraphe d’une coiffe de chef indien, geste considéré par certains amérindiens comme une réappropriation culturelle malvenue, une désacralisation de leurs signes identitaires. Une lecture dont le focus communautariste a interrogé la chorégraphe puisque cette pièce montre et démonte, avec les ressorts du grotesque et de l’humour, la fabrique du politique pour refuser l’altérité tout en l’exhibant comme objet de curiosité…une belle façon d’exclure l’autre tout en faisant mine de s’y intéresser !

Cette expérience a conforté Latifa Laâbissi dans son sentiment d’une nécessité de la transgression et d’un refus de l’autocensure.

Secondée par ses collaboratrices de longue date, Isabelle Launay et Nadia Lauro, elle s’attelle à une nouvelle création White Dog. De ce temps long de collaboration, est né un lieu de partage d’idées profitable. Affinités électives, amitiés politiques génèrent une proximité qui permet les résolutions formelles ou sensibles. Une complémentarité aussi, la présence très tôt dans le processus de création de Nadia Lauro leur permet de « roder ensemble autour des questions et de réunir les conditions du surgissement ». Abstraction formelle pour la scénographe, expressionnisme assumé du geste pour la chorégraphe créent tension bienvenue et nourrissante. L’apport d’Isabelle Launay est d’une autre nature, sa capacité à décrypter les différents niveaux d’enchâssement du politique induit une hétérogénéité dans les échanges, lieu du « dissensus » à l’œuvre, avant de trouver un consensus. La pensée en acte qui prend corps au plateau.

Cette richesse de compagnonnage soutient le processus de création actuel, work in progress, on en dira peu. Sachez simplement que son titre provisoire est White dog d’après le roman éponyme de Romain Gary qu’il s’agit d’une pièce pour 4 danseurs, d’une danse comme une nécessité :

« Aujourd’hui à un moment où notre monde cède tragiquement à la tentation de revendiquer des identités figées, assignées, stabilisées, il s’est noué en moi un irrésistible désir, une urgence à imaginer une résistance en mouvement, une danse, une polyphonie qui incorpore les images passées pour restituer du présent composite, hétérogène, une danse comme une fascinante anthropologie de signes. » Latifa Laâbissi (extrait de la présentation de la pièce à retrouver ici)

Une danse pour s’interroger sur ce concept de réappropriation culturelle, pour lutter contre l’autocensure, pour déjouer les pièges de la légitimité qui mettent hors jeu la pensée complexe et assigne aux normes. Il ne s’agit pas d’une pièce manifeste mais d’un lieu ou la stratégie puissante de l’humour nous conduira loin de la pensée unique nous proposant d’accueillir une circulation vivifiante de signes, de gestes, de corps, une hybridation et une instabilité créative, une belle façon de commencer à se construire une conscience éthique de l’altérité.

Titre : White Dog. Création mai 2019

Conception : Latifa Laâbissi avec : Jessica Batut, Volmir Cordeiro, Sophiatou Kossoko, Latifa Laâbissi. Scénographie et costumes : Nadia Lauro. Création lumière : Yves Godin. Création son : Manuel Coursin. Collaboration artistique : Isabelle Launay. Direction technique : Ludovic Rivière

Première:  Juin 2019 festival de Marseille

Tournée :  Hollande Festival, Festival TNB, Festival d’automne…

Pour en savoir plus sur le travail de Latifa Laâbissi c’est ici !

Image de Une, portrait de Latifa Laâbissi par Caroline Ablain.

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