Interview de Jean-Claude Gallotta – La chronique dansée : nouvel objet chorégraphique et/ou aboutissement d’une recherche créatrice ?

CCCD est allé rencontrer Jean-Claude Gallotta, chez lui à Grenoble.

17h, ponctuel, le chorégraphe sort du studio de répétition et me reçoit dans son bureau de la Maison de la Culture de Grenoble (MC2). L’actualité de la compagnie est encadrée par le succès des Chroniques chorégraphiques 1 : Racheter la mort des gestes, créées à Paris, au Théâtre de la ville, fin octobre, rejouées en novembre à Grenoble et la recréation d’Ivan Vaffan pièce de 1984, en janvier 2013. Quel lien peut-on faire entre une pièce de répertoire et un travail qui au départ se voulait expérimental ?

Le lien, je l’ai sans doute en partie trouvé, dans un texte du chorégraphe paru en 1990, Mémoires d’un dictaphone – notes d’un chorégraphe (Plon), qui adopte déjà la forme d’une chronique et qui utilise le personnage d’Ivan Vaffan comme un interlocuteur privilégié de l’artiste. Jean-Claude Gallotta est surpris de voir ses Mémoires entre mes mains et plus encore lorsque je lui dis qu’ouvrant le livre au hasard, je suis tombée sur plusieurs passages qui résonnent avec son travail actuel :

« Ivan Vaffan disait :  » L’émotion en art, une façon d’échanger le sacré » » (p.12)

et surtout cette Lettre à Ivan (extrait) :

« Et j’aimerais faire partager mes sentiments aux autres. Pour cela je me donne corps et âme à mes créations qui de ce fait ne sont plus seulement des spectacles mais, comme le dit Rilke, des morceaux de vie partagée. »

Jean-Claude Gallotta vous avez dit souhaiter « une certaine continuité dans l’art, partager avec le public un même récit » ou encore « ouvrir en permanence le champ de la danse et le faire avec le plus d’humanité possible». Pensez-vous qu’avec les Chroniques et la recréation d’Ivan Vaffan on peut considérer que cette continuité existe et que ce que vous aviez écrit en 1990 dans vos Mémoires d’un dictaphone se trouve en partie validé ?

JCG : Apparemment oui, personnellement je n’ai pas relu ce texte depuis sa parution. Sur la question du sacré, je n’étais pas sûr cependant; dans Vaffan, on triturait le trivial et le sacré et on disait que l’on devait avoir la foi comme les croyants, parce que notre religion, c’était l’art, notamment la danse, et qu’on partageait ce même feu un peu mystique. Un bon interprète en possède ; ce qu’on lui apprend c’est une chose, mais s’il n’a pas un peu de ce feu en lui, il lui manquera ce « plus », sur scène. Finalement, c’est assez cohérent et je suis content de m’apercevoir de cette trajectoire.

En ce sens, pensez-vous que les Chroniques peuvent être lues comme une somme de vos  préoccupations artistiques, conceptuelles et esthétiques ?

JCG : Les Chroniques sont un peu un aboutissement dans la mesure où les ingrédients qui ont toujours été plus ou moins présents dans mes spectacles prennent là un sens plus fort sur  le rapport à l’intime, le partage ou le mélange de genres.

On retrouve dans vos Chroniques, jusque dans la forme choisie, une similitude avec vos écrits de 1990, où le trivial se mêle au souffle épique du personnage d’Ivan, le fil rouge du livre.

JCG : Oui, c’est vrai, j’avais oublié, ce sont des morceaux de vie qui se télescopent et c’est ainsi que j’ai conçu les Chroniques sur le plan chorégraphique : comme un collage de formes où l’on peut passer du coq à l’âne, comme dans la vie.

Vous parlez des Chroniques comme d’une somme ou d’un aboutissement, j’y vois plutôt le commencement d’un nouveau type d’écriture…

JCG : Effectivement, en tout cas il ne s’agit pas d’un testament mais plutôt de faire une somme de manière ludique et d’essayer de montrer comment on peut passer d’une chose à l’autre, comme dans la chronique écrite. C’est aussi le constat qu’elles ont déclenché un rapport au spectacle nouveau pour le public. Il y avait déjà eu des tentatives ici ou là mais il semble qu’avec mon dramaturge Claude-Henri Buffard, nous avons ouvert un champ et nous souhaitons travailler sur les Chroniques 2, bien que cela soit plus difficile parce qu’il y a une telle attente que la pression est forte.

Doit-on considérer les Chroniques comme l’invention d’une nouvelle forme d’écriture, un nouvel objet chorégraphique issu d’hybridations multiples ?

JCG : Pour moi, c’est un peu comme si j’avais découvert ou plutôt confirmé un style ;  j’aimerais le concrétiser, garder ma « patte » mais trouver de nouvelles façons de l’utiliser. Ce qui est aussi étonnant c’est que ce côté expérimental ou un peu conceptuel a été immédiatement goûté, que ce soit par les intellectuels, les critiques ou le public moins averti. Même des éléments difficiles comme les mises en abymes, ou l’irruption du politique dans la création : le public l’a immédiatement accepté, personne n’a rejeté mes créations comme n’étant « pas de la danse ».

Dans ce spectacle, histoires et Histoire se télescopent, vous convoquez le politique avec le discours de Dakar du président Sarkozy, mais finalement rien ne recouvre  la poétique de votre propos.

Je ne voulais pas faire que du divertissement mais être dans un intellectualisme au sens noble du terme. Pour ce spectacle , nous sommes allés un peu plus loin dans le concept ou dans la réflexion que pour d’autres créations, pourtant cette réflexion a été bue de manière naturelle. Le public ne s’est pas dit : « Ce n’est pas pour nous »; quand on arrive à ce stade de partage avec l’audience, c’est génial parce qu’on n’est pas dans une forme élitiste.

Pensez-vous que l’accueil enthousiaste fait à votre spectacle peut se lire comme la reconnaissance d’une forme de modernité, faisant écho à la société actuelle, dans l’écriture que vous proposez ?

JCG : Sans doute, je pense qu’il y a une double avancée de l’artiste et du public qui s’est faite en matière artistique, notamment via les mélanges de genres y compris la non-danse. Toutes ces avancées conceptuelles, qui ne fonctionnent pas forcément sur le grand public mais qui ont, à travers leurs expériences, peut-être contaminé toute la société. Les Chroniques réunissent un peu tout cela. Il me semble, mais je n’en suis pas certain, que si nous avions proposé ce spectacle il y a dix ans il n’aurait pas été reçu avec le même appétit par le public. Mais je ne sais pas trop, est-ce la réussite du conglomérat qui fait que ça reste universel ? Il semble que cela ait déclenché comme une nouveauté, en dehors du fait que les gens ont bien aimé le spectacle, comme si cela ouvrait un champ nouveau pour le spectacle vivant et ce avec des choses simples.

C’est un peu comme au cinéma, quand les réalisateurs ont décidé d’aller dans la rue et ont introduit le documentaire. On a continué à faire de la fiction, on avait encore des personnages, mais tout à coup, on était dans le réel. Le mélange de genres a apporté une modernité en introduisant dans l’espace classique de nouveaux éléments, et ça, je ne sais pas si on aurait pu le faire il y a dix ans ou si c’est une avancée de la société et de l’acte artistique qui fait que ça a été le bon moment pour présenter ce spectacle et que les gens y soient réceptifs. L’hybridation des formes et des domaines artistiques n’a pas posé de problème, le public a accepté ce spectacle comme un spectacle de danse alors qu’il utilise d’autres media et c’est cela le plus étonnant.

Jean-Claude Gallotta – Crédits photos Guy Delahaye

Est-ce que cette forme des « chroniques » a changé quelque chose dans votre façon de travailler ?

Ce travail, très expérimental au départ, se voulait avant tout comme des travaux pratiques ludiques d’où sa forme de patchwork. Mais pour moi, ça a été extraordinaire, et avant même de savoir si le spectacle allait être bien reçu je disais à mes collaborateurs que j’avais très envie de continuer, voire de ne faire plus que ça.

C’est une forme qui réunit tout ce que j’aime : la danse, le cinéma, le rapport à l’autre, une forme de théâtralité, le caractère expérimental, le frottement des professionnels et des amateurs. J’avais l’impression d’écrire un film, j’étais totalement immergé dans ma matière, plus que lorsque je fais une chorégraphie et encore plus que lorsqu’il s’agit d’une chorégraphie de commande comme Le Sacre par exemple.

Vous parlez de faire la suite des Chroniques  presque comme d’une urgence…

Oui, je n’ai qu’une envie c’est de poursuivre ces Chroniques parce que c’est une matière qui réunit tout ce que j’aime. Je suis un peu apeuré parce que le succès des premières ne me rend pas la suite facile et que j’aurais aimé pouvoir faire les Chroniques 2 puis 3 de façon naturelle, d’autant que j’ai un univers foisonnant à expérimenter. Et je pourrais presque abandonner le reste pour poursuivre mon feuilleton humano-dansé dans lequel je pourrais parler, comme ça, par petites touches, de choses qui nous questionnent. Un peu comme une conférence artistique où l’art est invité.

Pourtant vous recréez Ivan Vaffan ?

Oui, j’exagère, d’autant qu’il est important d’interroger les pièces de répertoire et que c’est génial de se re-confronter à la matière avec de nouveaux interprètes. Et puis le personnage d’Ivan, je l’ai souvent utilisé pour m’exprimer que ce soit dans mes Mémoires ou auprès de journalistes. C’est comme un alter ego qui me permet de dire les choses sans avoir l’air trop philosophe ou trop « intello ».

Comment articulez-vous vos envies actuelles avec des projets comme celui de l’automne 2013 auquel participera Olivia Ruiz ?

JCG : Il s’agit d’une œuvre de commande sur un projet commun qui réunit les trois entités artistiques de la MC2 (musique, théâtre, danse) à travers L’Histoire du soldat et L’Amour sorcier. C’est Marc Minkowski qui a proposé Olivia Ruiz pour chanter dans L’Amour sorcier, sur une musique qu’il a composée et sur laquelle la compagnie dansera, dans une mise en scène de Jacques Osinski ; dans L’Histoire du soldat ce sont les acteurs de Jacques Osinski plus les danseurs de la compagnie qui seront les interprètes sur la musique de Stravinsky. Je me suis donc mis dans  le jeu de cette réunion des trois instances de la MC2, c’est un beau projet dont je vais être un ardent serviteur même si, ici, la danse se plie au projet global.

À l’encontre des Chroniques où il ne semble pas y avoir d’asservissement de la danse…

Ou alors on se l’approprie, elle vient parfois relancer la machine et si on était critique, on pourrait dire que c’est comme dans les comédies musicales où la danse vient laver tout ce qui précède et permet de repartir sur une séquence. Mais je ne le renie pas non plus car la danse a aussi cette puissance-là de plus dans les Chroniques, elle est prise dans une patte d’auteur et elle trouve toute sa place.

Jean-Claude Gallotta – Crédits photos Guy Delahaye

Donner sa place à la danse, c’est bien l’objectif de Jean-Claude Gallotta, quelle que soit l’œuvre en travail. Il semble avoir trouvé dans la chronique une forme qui lui sied parfaitement et qui nous parle : chroniques dansées de vies partagées qui nous ressemblent parfois. Modernité de l’écriture fragmentée, incisive, ludique et poétique, en résonance avec la complexité du monde, un monde bancal à l’amour vache aussi rouge que la robe d’une danseuse.

 

Pour (re)voir :

Ivan Vaffan : jusqu’au 11 janvier à la MC2 de Grenoble et le 18 avril à l’espace Malraux de Chambéry.

Chroniques choréagraphiques 1 – Racheter la mort des gestes : Dimanche 3 février à la Maison de la Danse, Lyon

 

 

Crédits photos Guy Delahaye

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