François Veyrunes dirige depuis 1989 la compagnie 47•49, chorégraphe exigeant se référant à des artistes hors champ de la danse, Francis Bacon, David Lynch ou Henri Bauchau, il ne dissocie pas la création chorégraphique de l’acte artistique. De sa formation chez Cunningham il garde la notion d’espace entre et de corps engagé. La question de la dignité de l’Homme est la principale source des préoccupations artistiques du chorégraphe. Il est actuellement en création du deuxième volet de son triptyque consacré à trois belles figures mythologiques. Après Tendre Achille, voici Chair Antigone, il faudra attendre un peu pour que Sisyphe soit heureux…
Pourquoi avoir choisi ces trois figures particulières ?
À travers Achille, Antigone et Sisyphe, c’est la figure du libre arbitre qui m’intéresse, la question de l’être en tant que sujet de lui-même. Je cours après cette question-là depuis longtemps et à travers ces trois personnages mythologiques je m’y retrouve pour prendre des appuis qui m’ouvrent l’imaginaire en regard de cette ligne de force. C’est la nécessité permanente de mettre l’esprit critique en jeu, de l’incarner. Dans Chair Antigone, il ne s’agit pas de monter la tragédie d’Anouilh, de Brecht ou de Sophocle et d’en exposer la figure de la désobéissance féminine. Ça m’intéresse peu, par contre quels sont ses moteurs implicites, ça oui. Je m’intéresse plus à la cause qu’aux effets. Lorsque je parle de danser l’invisible c’est cette question-là qui apparaît, ce qui est sous-jacent, ce qui constitue la figure même d’Antigone. Comment cet être se déploie à chaque instant.
Finalement on pourrait être des Antigone ou des Achille. Ce dernier personnage interroge vraiment la question du libre arbitre, l’oracle lui dit tu mourras jeune et célèbre ou vieux et insipide, il choisit le guerrier. Se pose la question d’assumer un choix pour soi-même et pas en regard d’un dogme. Ainsi chez Antigone, son choix n’est pas lié à la religion ou à la culture, il la dépasse, et c’est cela que je trouve beau. Si on ne choisit pas d’être ce qu’on est, on peut essayer de choisir ce qu’on met en œuvre à chaque instant, tenter d’être, plutôt que de faire le pari de paraître, même si c’est modeste et parfois douloureux.
Vous avez accolé à chacun des personnages des qualificatifs qui vont presque à l’encontre de l’idée que l’on se fait d’eux. Achille on le voit comme un super guerrier cruel pas comme un tendre, Antigone est souvent présentée comme une jeune femme froide, cérébrale, maigrelette, très désincarnée, quant à Sisyphe heureux ça paraît totalement paradoxal…
Oui et c’est dans ces paradoxes qu’il y a de l’énergie et pour moi cela rejoint une articulation entre le féminin et le masculin qui habite mon travail depuis un moment, ce sont ces polarités qui créent une tension (comme pour le courant électrique). Je veux travailler à partir des forces de vie en présence dans ces tragédies et non sur la tragédie elle-même. Nous sommes agités de contradictions, de paradoxes et néanmoins comment faire pour honorer la vie, pour l’accueillir malgré toutes ses vicissitudes ? Je viens de terminer le Quatrième mur de Sorj Chalandon, cette histoire d’un metteur en scène qui veut monter Antigone au cœur de Beyrouth avec des membres de toutes les communautés qui s’affrontent au milieu de la guerre. Je suis très impressionné par cet ouvrage !
Personnellement, ces figures m’accompagnent et m’aident à me lever le matin. Ce qui m’intéresse c’est de danser ces dynamiques d’être-là, de contacter cette nécessité de vivre ce qui s’exprime avec le langage du corps. Mon travail chorégraphique est en partie de créer une langue, celle du corps, au service de ces enjeux et que cette utopie-là devienne un peu plus concrète.
C’est très exigeant car à vous entendre pour honorer la vie, il faudrait que l’on soit chacun des héros au quotidien
Oui, je pense que dans l’apparente banalité de la vie quotidienne, on peut être des héros. On ne va pas se mettre à voler ou à marcher sur l’eau mais le trésor est à l’intérieur de nous et le débusquer c’est héroïque. Trouver sa place, sa propre justesse, sa part de responsabilité…, sont des questions importantes dans ce monde chaotique. Ces figures mythologiques font partie de l’inconscient collectif, on peut aussi se les approprier individuellement comme un appui au quotidien.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi la forme du triptyque et pour les deux premiers volets celle du trio ?
Il y a plusieurs réponses, la première est économique, le trio est le plus petit groupe et qui coûte donc moins cher à produire. Cela répond à la fois au projet artistique et à cette question : « comment être le plus créatif de manière responsable ? ». Concrètement, nous pouvons exister grâce à l’argent public. Ce sont les impôts payés par les gens qui nous permettent d’avoir des subventions, j’ai beaucoup de respect pour ça et en quelque sorte ça définit le cadre « administratif ». Ce qui m’importe c’est que les danseurs, l’équipe, soient correctement payés. Cela peut paraître trivial mais cette question des moyens participe aussi de la réflexion du projet artistique. Je construis des projets à la géométrie de ce que je peux faire pour être à la hauteur de mes rêves et les réaliser. C’est une parenthèse mais elle est importante.
La construction du triptyque résume aussi mes problématiques, un trio de trois garçons pour Achille, un trio de trois filles pour Antigone et ces six protagonistes pour Sisyphe, ce qui demandera une autre logistique et une autre économie de création.
Teaser de Tendre Achille, chorégraphie de François Veyrunes, compagnie 47•49, avec Gaétan Jamard, Jérémy Kouyoumdjian, Sylvère Lamotte.
Ensuite à l’intérieur de soi et de cette question récurrente de comment être le héros de soi-même et de comment le traduire physiquement, il y a cette nécessité de donner des contraintes, des consignes, qui vont circonscrire la façon de se mouvoir. Et sous-jacent à tout cela il y a sa propre responsabilité en regard de ses propres limites, c’est ça qui me permet de contacter la figure du héros. Une façon de toucher l’être c’est d’aller interroger les limites physiques de chacun. Les artistes avec lesquels je travaille passent alors sur un autre plan en répondant à cette demande. L’idée, c’est de trouver le fil juste pour ne pas les détruire mais poser cette question de la limite pour pouvoir en permanence la confronter et là je suis bouleversé par ce qui se passe parce que ce que je pensais avoir repéré ou capté s’incarne. Toute ma quête est à cet endroit : « comment convoquer la limite sans se détruire, en se respectant et en respectant les autres ?», sachant que la limite c’est comme la ligne d’horizon ça se déplace quand on avance. C’est donc un défi incessant pour les danseurs qui trouvent des solutions créatives dans la concrétude des corps. Et ce langage du corps qui surgit nourrit alors le chantier créatif.
Ce qui veut dire que ça peut éventuellement modifier le projet de départ ou l’écriture de la pièce en intégrant des surgissements qui par nature ne pouvaient pas être pensés au départ ?
Oui, bien sûr, notamment par rapport à la distorsion du temps, ça s’appuie sur le travail que j’ai fait à partir des œuvres du peintre Francis Bacon, et de son rapport à la déformation. Je me suis rendu compte que le temps de l’action dansée est le temps nécessaire à ce qu’elle opère. Il n’y a pas d’injonction temporelle extérieure comme par exemple danser sur le rythme de la musique. Il s’agit de ne pas perdre la relation au volume que l’on crée autour de soi à chaque instant dans l’action dansée, ce qui m’amène dans une forme de lenteur que je n’avais pas prévue. Je m’aperçois que j’avais des convictions qui s’ébranlent, mais la justesse est trouvée quand il y a incarnation réelle des enjeux dans ses défis physiques successifs. Là on passe dans une autre dimension même si je sens qu’il y a des choses qui m’échappent.
Cela nous permet de revenir à vos trois personnages qui dès le départ son pris dans un filet de destin qu’apparemment ils ne contrôlent pas sauf que par ce qu’ils choisissent de vivre ils échappent à ce qu’ils auraient dû faire ou à ce qu’on leur imposait de faire…
Oui, ils choisissent et ils assument, dans le cas de certains c’est radical comme Antigone. C’est transférable à notre quotidien. Choisir implique forcément des renoncements. Dans le mouvement dansé j’essaie d’amener les danseurs uniquement dans ce temps présent de l’action… tout en leur permettant de s’émanciper, toujours cette idée d’être créatif à l’intérieur du cadre.
Le cadre ici c’est le triptyque comment avez-vous pensé la cohérence entre chaque volet ?
J’ai eu le désir du troisième volet assez tard, au départ il s’agissait plutôt d’un pendant masculin/féminin, avec la question d’accueillir pour les hommes et celles de la détermination et du défi pour les femmes, ensuite il m’a paru nécessaire de faire se rencontrer hommes et femmes.Au préalable, il a fallu trouver des artistes chorégraphiques qui acceptent de rentrer dans la physicalité qu’exige ce travail et qui demande un énorme investissement personnel. Ensuite le processus se fait pas à pas, toujours dans cette idée de faire surgir l’essence de l’être.
Est-ce que vous pensez que la lisibilité qui existe sur le plateau vient d’une forme de maturité et/ou de phase de recherche très fertile dans votre travail ?
De la maturité certainement mais aussi de la collaboration depuis 25 ans que j’ai avec Christel Brink qui après avoir été interprète à mes côtés, m’accompagne aujourd’hui comme dramaturge et assistante à la chorégraphie. Sans elle, ni la compagnie ni moi n’en serions là où nous sommes. Nous avons une complicité incroyable, elle a un talent fou, elle amène une valeur ajoutée superbe à mon travail qu’elle connaît par cœur ce qui me permet de pousser plus loin sur la question de cette langue corporelle dont je parlais précédemment. Il y a aussi le travail que je mène également depuis 25 ans avec mon frère Philippe qui est scénographe, plasticien qui fait la scénographie et les lumières et avec qui je peux travailler sur la question de l’être. Sa lumière est toujours là avec les danseurs, ni avant ni après mais dans une même présence. Il permet qu’ensemble les choses puissent advenir dans une tension. Ainsi le travail prend toute sa densité aujourd’hui parce qu’il y a une équipe incroyable qui participe aux créations. Je crois beaucoup à ce partage des compétences et des talents, il me semble qu’ensemble on est beaucoup plus pertinents !
Teaser de Chair Antigone chorégraphie de François Veyrunes, compagnie 47•49 avec Marie-Julie Debeaulieu, Emily Mézières, Francesca Ziviani.
Représentations de Chair Antigone
Création du 5 au 7 novembre 2015 Espace Paul Jargot de Crolles/MC2 Hors les murs Grenoble.
Diffusion le 20 novembre 2015 dans le cadre de [Re]connaissance, Hexagone scène nationale arts et sciences de Meylan (38)
Le 4 décembre 2015 au Théâtre de l’hôtel de ville de Saint Barthélémy d’Anjou (49)
Le 26 janvier 2016 Quai des Arts/Relais culturel d’Argentan (61)
Voir ou revoir Tendre Achille
Le 19 janvier 2016 au Toboggan de Décines.
Du 9 au 11 février 2016 MC2 de Grenoble.
Pour en savoir plus et suivre la compagnie 47•49
Image de Une, Chair Antigone, compagnie 47•49, François Veyrunes, crédit photo Guy Delahaye.