LUCKY TRIMMER # 24

Depuis 2004, l’équipe de l’insolite festival Lucky Trimmer souhaite transgresser les genres, avec professionnalisme et dans une insouciance enfantine. Uwe Kästner, co-fondateur du festival (avec Clint Lutes et Mimi Messner), désire travailler à un haut niveau de qualité. Pour se faire, les pièces présentées ne doivent pas dépasser les dix minutes. Selon lui, « il y aurait suffisamment de plateformes programmant des pièces qui remplissent une soirée. Mais nombreuses sont les petites perles rares pour faire pareil. La danse en bref a sa raison d’être, tout comme la nouvelle ou le court-métrage. »

monoLOG, Samuel Lefeuvre © Oleg Degtiarev
monoLOG, Samuel Lefeuvre © Oleg Degtiarev

Les sept pièces programmées aux Sophiensaele lors de cette 24e édition étaient d’intentions et de styles très différents. Notez qu’un professionnel comme un amateur peuvent postuler pour être sélectionnés à Lucky Trimmer ! Cette année, 267 candidatures ont atterri à Berlin et tous les candidats se sont retrouvés dans un chouette trailer projeté en début de spectacle. Pour débuter la soirée, Samuel Lefeuvre, seul au milieu de la scène, nous regarde en portant une bûche de bois. Avec monoLOG, le danseur et chorégraphe originaire de Caen (qui a travaillé avec Michele Anne De Mey et Les Ballets C de la B) nous plonge dans un univers surréaliste, mystérieux, autiste, rappelant celui de la série Twin Peaks et le monologue de la Femme à la bûche : « Je porte une bûche. Oui. Vous trouvez ça drôle ? Moi pas. Il y a des raisons à toute chose. Ces raisons peuvent même expliquer l’absurde. » Lefeuvre s’interroge : Le réel, qu’est-ce ? N’est ce que de la fantaisie ? Comment le performer interagit-il entre le public et la scène, cette force obscure ? Contraint, comme possédé, Lefeuvre incarne un oracle moderne qui transpire d’émotions incontrôlables. Sa gestuelle sous-tension englue l’action. Le corps, désarticulé, déstructuré, ne réagit plus que par soubresauts angoissés et nerveux. Flippant mais génial.

Dagmar Dachauer (formée aux Amsterdam Hogeschool voor de Kunsten, P.A.R.T.S. à Bruxelles et DOCH à Stockholm (quoi en italique, quoi pas ?) apporte un peu de légèreté avec sa pièce intitulée dubitativement Wie soll ich das erklären. (pas de « ? », pas de traduction?) Sur une valse de Johann Strauss, la danseuse et chorégraphe autrichienne (cela va de soi !) évoque la fierté nationale avec reproche et humour. Elle évolue au gré des modulations rythmiques, explore l’espace dans son ensemble et combine ses mouvements avec une précision d’orfèvre. Les contrepoints et changements directionnels requièrent une grande maîtrise technique. Son visage angélique varie souvent d’expressions, apportant une touche de vitalité au propos. Le rythme conjoint de la danse et de la musique monte crescendo, la performeuse tente d’entraîner le public dans sa danse. À sa mine, elle a échoué : la pièce se clôt dans un plié en seconde brutal. Extenuée, la danseuse va s’adosser à une colonne. L’auditoire est pourtant ravi, moi aussi.

L’Allemand Paul Hess (formé à la Folkwang Universität der Künste d’Essen) a reçu pour sa pièce Totilas – der Ritt le prix du meilleur solo lors à la dernière édition du festival Euro-Szene de Leipzig. Il a travaillé avec Mark Sieczkarek, Susanne Linke, Anna Konjetzky, Jérôme Bel, Rolf Dennemann et Ed Atkins. Il est également danseur invité du Tanztheater Wuppertal / Pina Bausch depuis 2008. À ce jour, Paul Hess fait partie de la compagnie de Susanne Linke à Trèves. À travers cette pièce chevaline, commentée par le présentateur de l’ARD Carsten Sostmeier, le danseur se demande qui ou qu’est-ce qu’il est vraiment. Avec entrain et dérision, il s’élance dans l’espace tel un cheval de course. Sa chevauchée est élégante, docile, exaltante. Jusqu’à la chute mortelle. Pour le moins ébouriffant !

Wie soll ich das erklären, Dagmar Dachauer © Suncan Stone / Plesni Teater Ljubljana
Wie soll ich das erklären, Dagmar Dachauer © Suncan Stone / Plesni Teater Ljubljana

Le chorégraphe Antonin Comestaz (formé à l’École du Ballet de l’Opéra de Paris, puis danseur à l’Opéra de Paris, au Ballet de Hambourg, au Tanz Theater de Munich, au Ballettmainz et au Scapino Ballett) nous présente son duo Then, Before, Now Once More. Jefta Tanate et Inés Belda Nacher évoluent en toute simplicité. Pleinement là, percutants, glissants, ils captivent par une esthétique sans personnage ni narration, d’où surgit la magnifique capacité des corps à s’adapter à leur milieu, en perpétuel changement. Les interprètes transfigurent leurs pensées énigmatiques en mouvements, accents, inflexions. D’une tonicité extrême, ils chutent puis s’enlacent. Les corps se déconstruisent, mais jamais le mouvement ne s’arrête. Comment aspirer à l’éternité dans ce quotidien éphémère ? Antonin Comestaz pense que « le théâtre permet de transformer la réalité, et que la danse a la faculté de dévoiler le monde. » Sa chorégraphie n’a rien d’irrévocable. Elle a un caractère à transmettre une idée, une impression, un sentiment enfoui.

L’unique ensemble est signé Sofia Krantz. La chorégraphe installée à Jérusalem aime le pop art, la musique électronique et les arts plastiques. Ses cinq danseuses (Gefen Liberman, Adar Riklis, Perry Lustiger, Yael Aberbuch et Adi Peled) nous offrent une pièce portée sur le rire et le soupir, sur la joie et la lutte, entre gestuel militaire et élan féministe. Leurs corps irréguliers, enrobés dans des costumes futuristes couleur chair, chantent et crient une certaine témérité. Leurs visages, recouverts de bas nylon, expriment l’hystérie débordante ou la paix intérieure. Une pièce difficile d’accès qui reste néanmoins, de par son propos, attirante.

Untitled, Sofia Krantz © Or Danon
Untitled, Sofia Krantz © Or Danon

La Motimaru Dance Company, compagnie berlinoise de butoh fondée par Motoya Kondo et Tiziana Longo, aime à explorer les profondeurs naturelles de l’être humain. Twilight est une pièce esthétique et abstraite (peut-être trop !). Atypique par sa forme, elle met en scène un danseur et une danseuse, assis et enroulés entre eux. Ils se contorsionnent et se délient au son des cordes stridentes de la violoniste Hoshiko Yamane. Mais trop d’expérimental ne tuerait-il pas l’expérimental ? Non plus transcendant, Nadar Rosano (déjà en 2010, le danseur israélien avait participé au Lucky Trimmer # 15 avec sa pièce All the Windows are Open) nous propose avec Red Belt de s‘évader au-delà des frontières. Une ode aux moments présents et passés qui composent notre existence, bercée par la « suave » ritournelle… des hélices d’hélicoptères ! Les sens prennent alors tout leur sens, et plus particulièrement le toucher. Les leitmotivs de pas sont stylisés mais trop superficiels à mon goût, comme cette blessure à l’épaule qui entraîne un agenouillement avec un bras posé au sol et l’autre courbé, formant une pause géométrique. Une pièce au propos accessible mais dont l’engagement aurait pu être plus poignant.

Lucky Trimmer # 24 Teaser on YouTube

OÙ ET QUAND

Du 25 au 26 mars, Sophiensaele Berlin

Crédits Image de Une : Totilas – der Ritt, Paul Hess © Euro-scene Leipzig 2015 / Rolf Arnold

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